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vieux bibliothécaire Stiefel ne pouvait s’empêcher de rire toutes les fois que Henri Kitzler venait lui demander un livre dont, disait-il, il avait grand besoin pour achever un ouvrage qu’il avait « sous la plume. » — « Il restera bien longtemps encore sous ta plume. » murmurait alors le vieux Stiefel en montant l’échelle classique qui conduisait aux plus hauts rayons de la bibliothèque.

M. Kitzler passait généralement pour un niais, et à vrai dire ce n’était qu’un honnête homme. Tout le monde ignorait le véritable motif pour lequel il ne paraissait aucun livre de lui, et je ne le découvris que par hasard un soir que j’allais allumer ma bougie à la sienne, — car il habitait la chambre voisine de celle que j’occupais. — Il venait d’achever son grand ouvrage sur la magnificence du christianisme ; mais, loin de paraître satisfait de son œuvre, il regardait son manuscrit avec mélancolie.

— Ton nom, m’écriai-je, va donc enfin figurer sur le catalogue des livres qui ont paru à la foire de Leipzig ?

— Oh ! non, me répondit-il en poussant un profond soupir ; je vais me voir forcé de jeter au feu cet ouvrage comme les autres…

Puis il me confia son terrible secret : chaque fois qu’il écrivait un livre, il était frappé du plus grand malheur. Quand il avait épuisé toutes les preuves en faveur de sa thèse, il se croyait obligé de développer également toutes les objections que pourrait taire valoir un adversaire. Il recherchait alors les argumens les plus subtils sous un point de vue contraire, et comme ceux-ci prenaient à son insu racine dans son esprit, il advenait que, son ouvrage achevé, ses idées s’étaient peu à peu modifiées, et à tel point qu’elles formaient un ensemble de convictions diamétralement opposées à ses opinions antérieures ; mais alors aussi il était assez honnête homme pour brûler le laurier de la gloire littéraire sur l’autel de la vérité, c’est-à-dire pour jeter bravement son manuscrit au feu. — Voilà pourquoi il soupira du plus profond de son cœur en songeant au livre où il avait démontré la magnificence du christianisme. — J’ai, dit-il, fait des extraits des pères de l’église à en remplir vingt paniers. J’ai passé des nuits entières accoudé sur une table à lire les Actes des apôtres, tandis que dans ta chambre on buvait du punch et qu’on chantait le Gaudeamus igitur. J’ai payé à la librairie Vanderhoek et Ruprecht, au prix de 38 écus durement gagnés, des brochures théologiques dont j’avais besoin pour mon ouvrage, quand avec cet argent j’aurais pu acheter la plus belle pipe d’écume de mer. J’ai travaillé péniblement pendant deux années, deux précieuses années de ma vie, et tout cela pour me rendre ridicule et baisser les yeux comme un menteur pris sur le fait, lorsque Mme la conseillère aulique Blank me demandera : « Quand donc doit paraître votre Magnificence du christianisme ? »