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entrée chez les Slaves, crut devoir le frapper d’excommunication ; elle poursuivît de ses anathèmes jusqu’aux parties mêmes du gouslo qui ne tenaient en rien au culte : hostilité étrange sans doute, et dont on ne peut guère donner d’autre motif que l’irrévocable tendance du latinisme à généraliser, à universaliser en toute chose. Le latinisme chrétien, issu de Rome païenne, avait sucé avec le fait des plus pures doctrines un dédain impérial pour les provincialismes et les mœurs purement populaires. L’antique poésie romaine, celle que représentent Horace et Virgile, était déjà toute patricienne, tout académique. On sait que le génie romain est sévère : il chante peu, il fait des lois, il travaille à unifier le monde, mais il ne protège pas les nationalités, ni par conséquent les poésies populaires. D’un autre côté, on conçoit que, dévoués avant tout à leur art, à leur tribu, à leurs mœurs héréditaires, les gouslars fussent un obstacle permanent aux projets d’envahissement et de conquête des chevaliers et des moines latins d’Italie et d’Allemagne en terre slave. Le clergé latin attaqua donc partout avec acharnement le gouslo comme un dernier débris de l’idolâtrie, et il parvint à l’extirper dans tout le nord slave. C’est ainsi que les plus anciennes rapsodies polonaises, bohêmes, russes même, ont disparu. Les gouslars ne se sont maintenus que dans les parties du monde slave où le clergé, au lieu de relever de Rome, dépendait des patriarches d’Orient. Là le gouslo a survécu et continue à vivifier les campagnes ; là comme partout son trait distinctif est la fidélité persistante avec laquelle il conserve à travers toutes les révolutions le type et les traditions de la patrie. Les siècles se succèdent, avec eux la société change et se transforme, mais les œuvres nouvelles des gouslars ressembent toujours aux anciennes. Au milieu du tourbillon de nos modes et de nos arts, le gouslo reste intact, comme ces chênes séculaires des forêts vierges dont les racines poussent incessamment des rejetons pareils en tout au vieux tronc vermoulu qui les a produites ; aussi est-ce dans la poésie que la fraternité des nations slaves se montre avec le plus d’évidence, et que l’écrivain polonais Voïcicki a pu dire de sa race avec une pleine vérité : « Os des os de nos pères, nous formons tous une seule famille, et nous respirons partout le même esprit[1]. »

Malheureusement l’influence illimitée de l’Occident a créé en Russie, en Pologne et en Bohême une sorte de poésie académique et savante imitée de l’étranger et peu conforme au génie slave. Cette poésie, quelque belle qu’elle soit, ne saurait retentir dans les chaumières. En effet, dès que la poésie devient savante, si elle ne se modèle pas avec un religieux respect sur le chant populaire, elle ne

  1. Kosc z kosci ojcov naszych, rod jeden skladamy
    I jednym vszèdzie duchem oddychamy.