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sinon très sûre, au moins fort scrupuleuse ; il ne prouve pas aussi clairement qu’il joigne de grandes qualités d’imagination à ces qualités acquises. On dirait qu’il n’envisage dans l’art que ses conditions grammaticales, et qu’en consultant incessamment l’antique, il cherche moins à s’inspirer de la poésie d’un texte qu’à retenir les mots d’un dictionnaire.

M. Gendron semble procéder tout autrement, et s’il se rattache, par les habitudes de son talent anti-réaliste s’il en fut, à la même école que M.M. Hamon et Gérôme, il est loin de s’associer à la méthode archaïque de ces deux artistes et de partager leur système d’abnégation. Ajoutons que son pinceau, moins fin que celui de M. Hamon, moins bien informé que le pinceau de M. Gérôme, indique parfois avec quelque négligence la pensée qu’il devrait définir ; mais cette pensée n’est jamais absente. Peu de peintres contemporains, — et même trouverait-on à en citer un seul ? — ont autant que lui le sentiment de la grâce élégiaque et de la poésie fantastique ; bien peu aussi ont au même degré le sentiment juste et délicat du mouvement. Tout empreintes de suavité et de rêverie, les compositions de M. Gendron s’adressent principalement à l’imagination, et l’impression qu’elles produisent ressemble à une sensation musicale plutôt qu’à une satisfaction réfléchie de l’intelligence. La scène d’amour qu’il intitule Idylle, la figure de jeune femme voluptueusement endormie dans un nid de végétation, à laquelle il a donné, sans doute parce qu’il lui fallait un nom, le nom de Titania, paraîtraient d’un caractère assez peu précis, si on les jugeait avec la raison et si on les prenait l’une et l’autre pour des commentaires des poètes grecs et de Shakspeare. Il est à propos d’y voir, au lieu d’une traduction fidèle, l’expression d’une pensée indépendante, d’un talent influencé avant tout par l’instinct personnel, et, comme dans les autres œuvres de l’artiste, l’allure libre de la fantaisie ; seulement ici la fantaisie est sincère et féconde, tandis qu’ailleurs elle est trop souvent le déguisement prétentieux de l’impuissance.

C’est aussi par l’originalité du sentiment que se distingue, M. Chassériau en dépit des préoccupations que lui causent les exemples de M. Delacroix. M. Chassériau a beau faire, il n’appartient pas à l’école des coloristes. Au surplus, appartient-il à une école quelconque ? Il doit peut-être aux leçons de M. Ingres ce dessin large et ce style dont les plus étranges incorrections ne sauraient anéantir l’ampleur ; mais il doit bien certainement à lui-même la hardiesse des intentions, l’abondance des idées, et les inégalités mêmes de sa manière attestent qu’il se soumet avec une docilité aveugle aux seuls conseils de son imagination. L’imagination ! tel est le principe, tel est aussi le vice de ce talent, l’un des plus remarquables et en même temps l’un des plus incomplets qui se soient révélés depuis quelques années. À ne considérer que les fortes et belles facultés de M. Chassériau, il faut reconnaître en lui l’organisation d’un maître ; mais quand on voit avec quelle intempérance, avec quelle fin dans sa propre infaillibilité il met ces facultés en œuvre, on est forcé de convenir qu’il manque à un artiste si richement doué le sentiment de la proportion et de la mesure, c’est démesurément aussi qu’il est en général critiqué ou loué, et ses ouvrages n’ont guère réussi jusqu’à ce jour qu’à passionner l’opinion en sens contraires. Pour nous qui tenons en haute estime les qualités de M. Chassériau, nous ne voulons ni fermer les yeux sur ses défauts, ni les signaler pour le simple plaisir de paraître clairvoyant.