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talent est mis en œuvre. Le nombre des femmes peintres qui figurent dans l’histoire de l’art français est fort restreint, on le sait, et il en est peu parmi elles qui se soient élevées même au rang des artistes secondaires. Une seule, Mme Vigée-Lebrun, mérite d’être comptée au nombre de nos plus habiles peintres de portrait ; mais, lors même que l’on ferait abstraction de la différence des genres, le moyen de rapprocher cette manière, tout empreinte de délicatesse et de grâce, de la manière hardie de Mlle Rosa Bonheur ? Mlle Rosa Bonheur est la première entre les femmes peintres qui se soit distinguée par une touche complètement virile, et s’il fallait trouver une sorte d’analogue à cet âpre talent, ce serait dans notre école de gravure qu’il conviendrait de le chercher. Le burin de Claudine Stella a presque la même puissance que le pinceau de Mlle Rosa Bonheur, mais le peintre du Marché aux Chevaux sait allier la correction à la force, et cette harmonie manque le plus souvent aux œuvres du graveur.

Le tableau de Mlle Rosa Bonheur obtient un grand succès, et il le mérite ; mais suit-il de là que l’art n’ait rien d’autre à nous dire, qu’il consiste seulement dans la reproduction formelle de la réalité ? Doit-on s’autoriser de ce succès pour donner raison à des doctrines manifestement contraires aux doctrines pratiquées par les maîtres de tous les temps et de toutes les écoles ? Certes, c ’ n’est pas nous qui dirons oui. L’école qui s’intitule réaliste aurait tort d’ailleurs de réclamer le Marché aux chevaux comme un ouvrage absolument inspiré par les principes qu’elle professe, et de puiser un surcroît d’audace dans l’exemple de Mlle Rosa Bonheur. Nul doute que ce tableau ne tire de la vérité matérielle une grande partie de sa signification, mais il a aussi l’accent de l’imagination et du goût. Ce n’est pas seulement parce qu’il nous représente avec fidélité quelques arbres rabougris, des hommes en blouse et des chevaux, qu’il y a lieu d’en vanter le mérite ; c’est encore et surtout parce que la fermeté du style ennoblit des détails d’une nature fort peu relevée, et nous intéresse à une scène qui, vulgairement exprimée, nous laisserait indifférens. Or, si L’idéal est de mise même dans un pareil sujet, à plus forte raison est-il nécessaire là où il s’agit d’exprimer les passions et les misères humaines, et de faire prévaloir une pensée ou un sentiment. En aucun cas d’ailleurs, et quel que soit le modèle qu’on se propose, il ne faut se contenter de rendre les attributs et le caractère matériels de ce modèle ; il faut que l’imitation des objets laisse entrevoir l’intention secrète de celui qui les a reproduits et le sens dans lequel ils l’ont particulièrement affecté ; qu’est-ce qu’une œuvre d’art sinon une idée rendue sensible par une image ? Qu’un peintre, par exemple, ait à représenter des ouvriers : doit-il simplement copier des types dégradés par l’excès du travail ? Cela ne serait que laid et pour le moins oiseux au point de vue de l’art. Belle avance si des artistes dressent avec amour le signalement de la laideur physique, et, parce qu’ils l’ont peinte à peu près ressemblante, faut-il nous tenir pour satisfaits ? Qu’ils nous laissent pressentir une âme au lieu de nous montrer une enveloppe, qu’ils nous intéressent à une pensée au lieu de nous produire un fait : à ce prix seulement nous accepterons leurs œuvres et nous leur pardonnerons cette préférence pour les haillons qu’accusent en particulier tant de terrassiers, tondeurs de moutons, faucheurs, batteurs en grange, exposés au salon de cette année. Quant à certaines toiles, où la méthode réaliste est appliquée