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Où est en effet la récompense du devoir ? En lui-même, dites-vous, ô stoïciens ! — Non, il faut un autre sentiment qui vienne soutenir le devoir, l’encourager, le récompenser.

… Quae digna, viri, pro laudibus istis
Praemia posse rear solvi ? pulcherrima primuni
Di moresque dabunt vestri[1]

Ainsi, même dans la doctrine païenne, ce sont les dieux qui récompensent et qui encouragent l’accomplissement du devoir ; la satisfaction de la conscience ne vient qu’au second rang : tant il est naturel que l’homme emprunte au ciel la force de remplir les obligations de la terre[2].

Ce qui sauvera Julie, si elle vit, ce n’est pas seulement la dévotion, c’est surtout la cause de sa dévotion, c’est-à-dire le sentiment qu’elle a de sa faiblesse et son humilité. Le sentiment de notre faiblesse, quand il n’est pas accompagné de la confiance en Dieu, tourne aisément au désespoir. Avec la confiance en Dieu, il devient humilité, et alors il est une cause de force. L’humilité fortifie les âmes, parce que l’humilité, par l’idée qu’elle nous donne de Dieu et des hommes, nous abaisse devant la vraie grandeur, et nous relève devant la fausse. Elle nous donne la juste mesure des êtres en commençant par nous-mêmes. La pieuse humilité de Julie me répond donc de la force qu’elle aura pour résister à la passion, et Rousseau eût pu, en la faisant tout à fait dévote, la laisser vivre ; mais quel dénoûment, pour un roman du XVIIIe siècle, que la dévotion ? Je sais déjà beaucoup de gré à Rousseau d’avoir montré que, si Julie vit, il faut qu’elle vive dévote. Il n’a pas osé en faire une religieuse, ce qui n’était plus de mise ; mais il en a fait une convertie, ce qui était une grande hardiesse pour le temps et ce qui était ainsi le commencement de la réaction religieuse que Jean-Jacques Rousseau a eu le mérite de commencer contre l’incrédulité systématique, quoiqu’il ait eu le tort de vouloir arrêter cette réaction à je ne sais quel déisme chrétien, si je puis associer ces deux mots l’un à l’autre. Julie, au moment de sa mort, était en train d’aller plus loin que le déisme chrétien de Rousseau, puisqu’elle confessait hautement déjà la principale vertu du christianisme et la plus oubliée au XVIIIe siècle, l’humilité. Le témoignage de Julie contre l’orgueil humain et son impuissance même dans les âmes honnêtes, pour opérer le retour à la vertu et pour en donner le calme et la joie, est la répudiation la plus hardie et la plus décisive que Rousseau ait faite des doctrines de son siècle.

  1. Virgile, Enéide, ch. IX.
  2. « Fiat mihi possibile per gratiam quod mihi impossibile videtur per naturam. » Imitation, liv. III, ch. 9.