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à verser des torrens de larmes, et cet état, comparé à celui dont je sortais, n’était pas sans quelque plaisir. Je pleurai fortement, longtemps, et je fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie ; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir : je le sentis fort mouillé. Ah ! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n’ont jamais cessé de s’entendre. — Il est vrai, dit-elle d’une voix altérée : mais que ce soit la dernière fois qu’ils auront parlé sur ce ton… Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où sans exception j’ai senti les émotions les plus vives. Au reste, je vous dirai que cette aventure m’a plus convaincu que tous les argumens de la liberté de l’homme et du mérite de la vertu. Combien de gens sont faiblement tentés et succombent ! Pour Julie, mes yeux le virent et mon cœur le sentit : elle soutint ce jour-là le plus grand combat qu’une âme humaine ait pu soutenir ; elle vainquît pointant. »

Elle vainquit ! oui ; mais encore deux victoires comme cela, et elle est perdue. Rousseau le sait bien, car il n’expose pas deux fois Julie à de pareils périls. Il la fait mourir. La mort est un expédient commode pour les romanciers dans l’embarras. Que faire en effet de Julie arrivée à ce point ? Prolonger la lutte entre la vertu et la passion ? Si longue que soit la lutte, il faut qu’elle finisse par une victoire ou par une défaite. Quel sera le vaincu ? Sera-ce la passion ? Le roman tourne au système et à la leçon : il perd la vérité et l’intérêt. Sera-ce la vertu qui succombera ? L’exemple de Julie tournera alors contre les intentions de Rousseau. Singulière héroïne de vertu que celle qui, comme fille ou comme femme, aura également manqué à l’honneur ! Rousseau au contraire a voulu faire de sa Julie l’héroïne du repentir, et montrer comment une première faute n’empêche pas une âme honnête de revenir à la vertu et de reconquérir l’estime et l’admiration du monde. Pour que sa leçon fasse effet, pour que Julie soit cette héroïne que nous devons admirer et imiter, il faut qu’elle meure vertueuse et honorée : aussi Rousseau la fait-il mourir promptement ; mais il a beau faire, elle a encore assez vécu pour nous enseigner l’ascendant d’un premier amour et, disons-le, d’une première faute. Julie combat cet ascendant, elle y résiste, mais elle l’éprouve. Quand elle interroge son âme, quand elle s’examine, elle s’étonne de se trouver inquiète. « Je ne vois partout que sujets de contentement et je ne suis pas contente. Une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé. L’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper : il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens, mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse ; le bonheur m’ennuie… Concevez-vous quelque remède à ce dégoût du bien-être ? Pour moi, je vous avoue qu’un sentiment si peu raisonnable