Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/1123

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle était à la fois sa préceptrice et sa maîtresse, Julie est supérieure à Saint-Preux. Elle est plus sage, comme l’entend Rousseau, de cette sagesse qui se fait des vertus à sa guise et qui en exclut les vertus les plus douces de la femme : elle est plus systématique, plus raisonneuse, plus prêcheuse, comme le dit Saint-Preux. Ordinairement, dans les romans, c’est l’homme qui fait l’éducation de la femme ; ici, comme aux Charmettes, c’est la femme qui fait l’éducation de l’homme, qui lui enseigne la morale et la philosophie qu’il doit suivre. Julie n’est pas seulement l’amante de Saint-Preux, c’est sa directrice et sa casuiste. Il y a plus : Julie traite un peu Saint-Preux comme son domestique ; elle lui donne de l’argent pour son voyage, et Saint-Preux le reçoit, ce qui est encore une ressemblance entre Saint-Preux et Rousseau, entre Julie et Mme de Warens. Quiconque n’a pas lu les Confessions ne peut rien comprendre à la Nouvelle Héloïse. Tous les personnages et surtout les deux principaux, Saint-Preux et Julie, procèdent directement de Rousseau et de son histoire. Prenez l’histoire de Julie ; c’est l’histoire de Rousseau refaite et corrigée par son imagination ; c’est sa vie telle qu’il aurait voulu l’avoir menée et telle qu’il l’inventait pour la donner à son héroïne, ne pouvant pas la recommencer pour lui-même. Pécher, mais réparer son péché par le repentir, et se croire même plus grand par le repentir que par la vertu, telle est l’idée fondamentale de l’histoire de Julie : c’est aussi l’idée qui semble dominer Rousseau pendant toute sa vie. Un sentiment amer de son abaissement moral et social, un effort perpétuel pour s’en racheter, un repentir audacieux qui lui faisait afficher ses fautes pour montrer d’où il était remonté, tel est Rousseau dans toute sa vie. Telle est aussi son héroïne, qu’il propose hardiment à l’imitation de toutes les femmes, si bien qu’à en croire les Confessions de Rousseau ou l’histoire de Julie, la meilleure route vers le bien, c’est de commencer par le mal. J’aime beaucoup l’enfant prodigue lorsqu’il rentre dans la maison de son père pour s’humilier ; mais, s’il y rentrait pour se faire précepteur de morale et prêcheur d’innocence, je me défierais de ce repentir effronté qui veut ravir le prix de la vertu, et je me prendrais à dire avec Bossuet : « Ne parlons pas toujours du pécheur qui fait pénitence ni du prodigue qui retourne dans la maison paternelle… Cet ame fidèle et obéissant qui est toujours demeuré auprès de son père avec toutes les soumissions d’un bon fils mérite bien aussi qu’on loue sa persévérance[1] ! »

Si Rousseau a essayé de mettre sa vie, telle qu’il aurait voulu l’avoir menée, dans l’histoire de Julie, il a mis son caractère et beaucoup

  1. Bossuet, Panégyrique de saint François de Paule.