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et ce qui égare les romanciers, c’est qu’ils prennent souvent la physionomie du jour pour la figure éternelle, la grimace pour le visage, la minute pour l’heure. Il y a des manières d’aimer ou d’exprimer l’amour qui varient selon les goûts et presque selon les modes ; mais il y a aussi, en amour comme pour le reste, des sentimens et des émotions qui sont toujours les mêmes. Je dirai plus : le personnage qui dans tous les romans est destiné à représenter l’amour ou à l’inspirer, la femme, a aussi, comme l’amour, sa physionomie contemporaine et son éternelle nature. Chaque siècle a sa femme qu’il façonne et qu’il pare à sa guise. La belle Oriane de l’Amadis des Gaules ne ressemble pas à la Bergère Astrée dans l’Astrée. Astrée ne ressemble pas à Clélie, et Clélie ne ressemble pas à la Julie de la Nouvelle Héloïse. Plus chacun de ces personnages se rapporte à son siècle, plus il a de vogue et de crédit. Plus une femme est de son temps, de son jour, de sa minute, plus elle plaît et plus elle enchante. Elle est l’idéal du moment : il n’y a de grâce et de beauté que la sienne ; mais, par un juste retour des choses d’ici-bas, plus ces héroïnes du roman et du monde ont ravi leur temps, moins elles ravissent la postérité. Comme la femme du jour et de l’heure effaçait en elles la femme naturelle et vraie, celle qui plaît toujours, la postérité reste froide et dédaigneuse devant ces portraits de l’an passé, devant ces poupées d’hier. La postérité d’ailleurs a aussi ses poupées qu’elle adore et qu’elle croit les plus fidèles images de la femme. Les poupées se remplacent ainsi l’une l’autre pour l’amusement de ces grands enfans qui s’appellent siècles ou générations. Les bons romanciers et les bons poètes dramatiques sont ceux qui, sachant écarter les poupées du jour, vont droit à la femme et la mettent dans leurs romans ou dans leurs drames avec sa vérité gracieuse et touchante. La belle Mandane et l’adorable Clélie sont des poupées, et tout aimables qu’elles étaient de leur temps, elles ont passé ; la Chimène et la Pauline de Corneille, l’Andromaque et la Phèdre de Racine, la princesse de Clèves de Mme de La Fayette, sont des femmes, et voilà pourquoi elles n’ont pas passé. Mettez beaucoup de la femme dans la poupée, la poupée a des chances pour vivre ; mettez beaucoup de la poupée dans la femme, la femme ne vivra pas. Il y a au théâtre et dans les romans des héroïnes qui ont beaucoup de vrai, voyez l’Alzire et l’Idamé de Voltaire : mais comme elles ont encore plus de faux, comme elles ont trop pris l’air et l’allure de leur temps, comme elles sont trop devenues des poupées philosophiques et déclamatoires, elles ne nous plaisent plus. La poupée a tué la femme, tandis que Zaïre, qui n’a pris que le moins qu’elle a pu des minauderies du siècle, Zaïre vit encore et nous charme. La femme l’a emporté sur la poupée.