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REVUE DES DEUX MONDES.

— Dame, reprit M. Julien en portant le dernier coup, Protat est d’autant mieux dans ses affaires que vous êtes mal dans les vôtres, et qu’il s’agrandit au fur et à mesure que vous vous amoindrissez. Ainsi, sans que vous vous en doutiez, il y aura plus d’un de vos écus dans la dot de sa fille ; c’est pour ça qu’elle est si insolente avec les vôtres. — Et M. Julien révéla aux paysans les mystères de l’étude de son patron ; il leur expliqua que tels emprunts contractés par eux dans des instans de gêne avaient été fournis par des prête-noms du sabotier, qui employait des tiers pour se montrer plus dur à l’intérêt et plus impitoyable quand le défaut de remboursement autorisait des poursuites qui amenaient des expropriations.

— Vous vous étonniez, continua le clerc, que ce fût toujours Protat qui rachetât vos terres ; cela n’était pas surprenant, il les rachetait à lui-même, puisque vos prêteurs, Mortelet de Nemours et Compiaigne de Fontainebleau, étaient ses prête-noms. Et vous savez combien de temps ces messieurs mettaient entre un non-remboursement et un protêt…

— Pas cinq minutes de plus que la loi n’accorde, dit un paysan dans les vignes duquel le sabotier récoltait son raisin. Et comme il faisait monter l’intérêt, quand il consentait un renouvellement !

— Ah ! oui, reprit un autre, la rente aurait pu manger le capital.

Ces révélations, mensongères comme tout le reste, contenaient cependant une certaine dose de vérité. Protat, comme tous les paysans tourmentés par le besoin de s’agrandir, et qui trouvent toujours que la récolte est meilleure dans le champ du voisin que dans le leur, avait deux ou trois fois, pour mettre une borne à sa marque dans quelque vigne d’un bon rapport, fait prêter des sommes à son propriétaire, sachant que l’hypothèque en ferait plus tard son bien. L’hostilité des gens de Montigny contre le sabotier n’avait guère jusque-là d’autre cause que la jalousie que leur inspirait sa prospérité, comparée à leur gêne ; mais les récits de M. Julien transformèrent ces mauvaises dispositions, demeurées passives, en une haine qui se trouva justifiée à leurs yeux quand les paysans apprirent que la fortune du sabotier était faite de leur ruine. Le clerc devina que cette malveillance, habilement envenimée, ne demanderait pas mieux, si l’occasion était offerte, de devenir active.

— Parbleu ! dit-il en s’adressant à deux ou trois de ceux qui se croyaient plus particulièrement victimes des spéculations du sabotier, c’est malheureux pour vous que vos terres soient devenues la propriété de Protat : d’ici à quelque temps, il y aura un beau coup à faire. — Il leur expliqua alors qu’il était question, secrètement encore, d’un embranchement de chemin de fer qui devait traverser la vallée du Loing. Exagérant ensuite les prix que la compagnie con-