Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/108

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
102
REVUE DES DEUX MONDES.

homme ayant l’apparence d’un monsieur. Dans l’imagination du clerc, son castor blanc et son habit noir devaient être une irrésistible attraction pour le chapeau de paille et la robe de soie d’Adeline.

Un jour, c’était à la fête de Montigny, M. Julien vint inviter Adeline à danser. Malgré la répugnance que le clerc lui inspirait, la jeune fille avait accepté ; mais, comme le beau clerc s’était permis de lui serrer la taille et de lui presser les mains plus qu’il n’était besoin pour les nécessités de la figure, elle l’avait laissé au milieu du bal, achevant parmi les quolibets du quadrille les fioritures un peu aventurées d’un pas à l’instar des bals de Paris. En outre, comme ses attentions pour la fille du sabotier avaient blessé les autres jeunes filles auxquelles il ne prenait plus garde, le beau M. Julien ne put trouver une seule danseuse. Cette mortification publique avait fort irrité son amour-propre, el il avait conservé rancune à Adeline. Tel était le personnage qui vint subitement se mêler aux récriminations que le sabotier était en train de soulever.

— Hé ! dit M. Julien en s’asseyant familièrement parmi les buveurs, il a bien d’autres choses qui se passent dans la maison du bord de l’eau ! et il paraît que l’aventure de l’abruti (on désignait quelquefois Zéphyr sous ce nom) se rattache à celle de la demoiselle.

Cette simple préface avait resserré le groupe des auditeurs autour de M. Julien, qui se mit alors à narrer, avec toutes sortes de restrictions encore plus compromettantes que des affirmations, une de ces fables dans lesquelles celui qui parle met dans la bouche d’un on anonyme tous les propos dont il ne veut point endosser la responsabilité. Cette fable habilement tissée donnait à entendre que le petit Zéphyr avait découvert une intrigue entre la demoiselle et le désigneux qui depuis deux ans venait passer les étés à Montigny. Pour se venger de la fille du sabotier, qui était aussi dure qu’elle était arrogante et méprisante pour tout le monde, l'abruti avait dénoncé au sabotier le secret qu’il avait découvert ; mais Protat, au lieu de s’en prendre aux deux coupables, avait fait éclater toute sa colère sur leur dénonciateur. Pour empêcher l’abruti d’aller jaser, il lui avait fait de telles menaces, que celui-ci, croyant que son maître voulait le tuer, s’était sauvé dans le jardin, où Protat l’avait poursuivi, et c’était alors qu’il était tombé dans l’eau.

— Mais, interrompit quelqu’un, on prétend qu’il avait des pierres aux jambes quand on l’a tiré de l’eau, ce qui indique qu’il s’est noyé.

Ce détail semblait contredire l’anecdote racontée par le clerc, mais il tourna la difficulté. — Puisque le petit s’est jeté dans l’eau pour échapper aux coups de bâton, c’est bien comme un suicide. Et d’ailleurs, ajouta-t-il, je répète ce qu’on dit. N’ai-je pas entendu raconter tout à l’heure que le sabotier, son pensionnaire et la Madelon