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l’épargne aujourd’hui de quelques millions peut coûter avant peu bien du sang et de l’argent à la France.

« Croyez surtout, sire, que les seuls apprêts forcés de la première campagne vous coûteront plus que tous les secours qu’on vous demande aujourd’hui, et que la triste économie de 2 ou 3 millions vous en fera perdre à coup sûr avant deux ans plus de 300.

« Si l’on répond que nous ne pouvons secourir les Américains sans blesser l’Angleterre et sans attirer sur nous l’orage que je veux conjurer au loin, je réponds à mon tour qu’on ne courra point ce danger, si l’on suit le plan que j’ai tant de fois proposé, de secourir secrètement les Américains sans se compromettre, en leur imposant pour première condition qu’ils n’enverront jamais aucune prise dans nos ports, et ne feront aucun acte tendant à divulguer des secours que la première indiscrétion du congrès lui ferait perdre à l’instant. Et si votre majesté n’a pas sous la main un plus habile homme à y employer, je me charge et réponds du traité, sans que personne soit compromis, persuadé que mon zèle suppléera mieux à mon défaut d’habileté que l’habileté d’un autre ne pourrait remplacer mon zèle.

« Votre majesté voit sans peine que tout le succès dépend ici du secret et de la célérité ; mais une chose infiniment importante à l’un et à l’autre serait de renvoyer, s’il était possible, à Londres lord Stormont, qui, par la facilité de ses liaisons en France, est à portée d’instruire et instruit journellement l’Angleterre de tout ce qui se dit et s’agite au conseil de votre majesté.

« Cela est bien extraordinaire, mais cela est ; l’occasion du rappel de M. de Guines est on ne peut pas plus favorable.

« L’Angleterre veut absolument un ambassadeur ; si votre majesté ne se pressait pas de nommer un successeur à M. de Guines et qu’elle envoyât en Angleterre un chargé d’affaires ou ministre d’une capacité reconnue[1], à l’instant on rappellerait lord Stormont, et quelque ministre qu’ils nommassent en place de cet ambassadeur, il se passerait bien du temps avant qu’il fût en état par ses liaisons de nous faire autant de mal que nous en recevons de lord Stormont. Et la crise, une fois passée, le plus futile ou le plus fastueux de nos seigneurs pourrait être envoyé sans risque en ambassade à Londres, la besogne étant faite ou manquée, tout le reste alors serait sans importance.

« Votre majesté peut juger par ces travaux si mon zèle est autant éclairé qu’il est ardent et pur.

« Mais si mon auguste maître, oubliant tous les dangers qu’un mot échappé de sa bouche peut faire courir à un bon serviteur qui ne connaît et ne sert que lui, laissait pénétrer que c’est par moi qu’il reçoit ces instructions secrètes, alors toute son autorité même aurait peine à me garantir de ma perte, tant la cabale et l’intrigue ont de pouvoir, sire, au milieu de votre cour, pour nuire et renverser les plus importantes entreprises. Votre majesté sait mieux que personne que le secret est l’âme des affaires et qu’en politique un projet éventé n’est qu’un projet manqué.

« Depuis que je vous sers, sire, je ne vous ai rien demandé et ne vous

  1. Le conseil de Beaumarchais fut suivi. Après le rappel de M. de Guines, on envoya d’abord en Angleterre un simple chargé d’affaires, M. Garnier.