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« Monsieur le comte,

« Quand le zèle est indiscret, il doit être réprimé ; lorsqu’il est agréable, il faut l’encourager ; mais toute la sagacité du monde ne pourrait pas faire deviner à celui à qui on ne répond rien quelle conduite il doit tenir.

« Je fis hier parvenir au roi, par M. de Sartines, un petit travail qui n’est que le résumé de la longue conférence que vous m’aviez accordée la veille : c’est l’état exact des hommes et des choses en Angleterre ; il est terminé par l’offre que je vous avais faite de bâillonner pour le temps nécessaire à nos apprêts de guerre tout ce qui, par ses cris ou son silence, peut en hâter ou retarder le moment. Il a dû être question de tout cela au conseil, et ce matin vous ne me faites rien dire. Les choses les plus mortelles aux affaires sont l’incertitude ou la perte du temps.

« Dois-je attendre votre réponse, ou faut-il que je parte sans en avoir aucune ? Ai-je bien ou mal fait d’entamer les esprits dont les dispositions nous deviennent si importantes ? Laisserai-je à l’avenir avorter les confidences et repousserai-je, au lieu de les accueillir, les ouvertures qui doivent influer sur la résolution actuelle ? Enfin suis-je un agent utile à mon pays, ou seulement un voyageur sourd et muet ?… J’attendrai votre réponse à cette lettre pour partir. Je suis, etc.,

« Beaumarchais. »
« Paris, ce 22 septembre 1775. »


Il reçut sans doute la réponse qu’il désirait, car le lendemain, repartant pour Londres, il écrit à M. de Vergennes :


« Paris, le 23 septembre 1775.
« Monsieur le comte,

« Je pars, bien instruit des intentions du roi et des vôtres ; que votre excellence soit tranquille : ce serait à moi une ânerie impardonnable en pareille affaire que de compromettre en rien la dignité du maître et de son ministre : faire de son mieux n’est rien en politique, le premier maladroit en offre autant ; faire le mieux possible de la chose est ce qui doit distinguer du commun des serviteurs celui que sa majesté et vous, monsieur le comte, honorez de votre confiance en un point aussi délicat. Je suis, etc,

« Beaumarchais. »


À dater de ce moment, la correspondance s’établit directement entre Beaumarchais et M. de Vergennes, et le thème qu’il déroule sans cesse sous diverses formes est celui-ci : Les Américains triompheront, mais il faut les aider dans leur lutte, car, s’ils succombaient, ils s’uniraient aux Anglais et se retourneraient contre nous. Nous ne sommes pas encore en état de faire la guerre ; il faut nous préparer, faire durer la lutte, et pour cela envoyer avec prudence des secours secrets aux Américains.

Le mémoire suivant, adressé à Louis XVI par l’intermédiaire de M. de Vergennes, est le développement de cette idée, et, rapproché du premier, il nous montre quels pas avait faits la question.