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d’une dépêche où M. de Vergennes caractérise le ministre anglais avec sa manière prudente et posée. « Si l’idée, écrit-il, que nous avons de lord Rochford est exacte, il ne doit pas être difficile de le faire parler plus qu’il n’en a le dessein. » On verra en effet plus loin que Beaumarchais sait très bien faire parler lord Rochford. À la vérité, le ministre fut changé à la fin de 1775, mais il resta toujours un homme très influent, vivant dans l’intimité de George III et par conséquent très utile à écouter.

Beaumarchais n’était pas moins lié avec le démocrate ou mieux le démagogue Wilkes, personnage assez peu digne de l’influence qu’il exerça pendant plusieurs années, mais qui à cette époque, maire de Londres, remuait et dirigeait les masses à son gré. Wilkes avait embrassé ardemment la cause des colonies, avec laquelle il battait en brèche le ministère. Chez lui, Beaumarchais rencontrait tous les Américains qui venaient en Angleterre plaider pour les insurgents ou observer la marche des affaires. À l’époque où nous sommes, en 1775, les colonies n’avaient point encore complètement rompu avec la métropole ; mais le premier congrès tenu à Philadelphie, en repoussant l’idée d’une séparation, avait cependant posé cette perspective comme une menace au cas où l’Angleterre ne ferait pas droit aux justes griefs des colons. Le ministère avait répondu aux Américains par des envois de troupes et de nouvelles mesures de rigueur. Une proclamation du roi les déclarait coupables de rébellion. Un bill ordonnait de les traiter en ennemis, et de courir sus à tous leurs navires. Ces actes avaient produit les discussions les plus vives, Wilkes demandait la tête des ministres, lord Chatam les écrasait du poids de son éloquence. La situation était tendue au plus haut degré, et cependant, soit en Angleterre, soit en France, très peu de personnes croyaient à une séparation imminente. Les orateurs ministériels insistaient sur la nécessité d’en finir avec une poignée de mutins, les orateurs de l’opposition demandaient compte aux ministres du sang anglais versé par des mains anglaises, et présentaient des projets de conciliation ; mais la possibilité d’une rupture complète était écartée par tous. C’est à ce moment, en septembre 1775, que Beaumarchais adresse au roi un grand mémoire inédit que je crois devoir reproduire en grande partie. On y remarquera avec quelle sagacité, près d’un an avant la déclaration d’indépendance, à une époque où le triomphe des Américains paraît encore une chimère, il pose ce triomphe comme une chose certaine, dont on ne peut pas douter, et dont la perspective assurée doit servir de base à la politique française. Voici ce mémoire :