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mière phase à la seconde, qui devait engendrer la troisième, et y réussir ; mais, s’il y réussit, ce ne fut pas seulement, comme le dit M. de Lévis, parce qu’il amusait par ses saillies la vieillesse de M. de Maurepas : il apporta dans la question autre chose que des saillies. M. de Maurepas, malgré son influence, ne constituait pas à lui seul tout le gouvernement ; le département des affaires étrangères était alors confié à un ministre, M. de Vergennes, que l’histoire n’apprécie peut-être pas à toute sa valeur, parce qu’il ne s’occupait point de se faire prôner, mais qui n’en fut pas moins un des ministres les plus éclairés, les plus sages et les plus fermes qu’ait eus la France. M. de Vergennes n’était pas homme à se laisser prendre à des saillies. D’un autre côté, Louis XVI, le plus honnête des rois, répugnait fortement à user des détours que la politique autorise, même envers une puissance rivale qui, pour atteindre un but utile, ne s’inquiéta pas toujours de la moralité des moyens. Pour qu’un tel roi et un tel ministre se soient déterminés à confier à Beaumarchais l’opération dangereuse et délicate dont nous allons rendre compte, il a fallu d’une part que les nécessités de la situation s’accordassent avec les argumens de ce dernier, et d’autre part que tous deux eussent quelque confiance non-seulement dans l’esprit, mais dans la capacité, la sagacité et la prudence de celui qui recevait d’eux une semblable mission.

Quelle était la position de la France par rapport à l’Angleterre au moment où éclata la querelle entre les colonies d’Amérique et la métropole ? Cette situation était déplorable ; la désastreuse guerre de sept ans n’avait profité qu’à l’Angleterre. Durant ces sept années d’hostilité, il avait péri plus de neuf cent mille hommes sur terre et sur mer, sans compter les victimes des ravages et des misères que la guerre entraîne, — et au sortir de ces longs combats, rien n’était changé dans les limites des puissances continentales. L’Angleterre seule s’était agrandie à nos dépens dans ses colonies et dans son commerce. Par le fatal traité de 1763, nous avions dû lui céder le Canada, l’île du Cap-Breton, les îles de la Grenade, Saint-Vincent, la Dominique, Tabago, le Sénégal ; nos possessions des Indes étaient ruinées, notre marine était à moitié détruite, et pour comble d’injure l’Angleterre nous avait forcés de raser les fortifications de Dunkerque et de subir à perpétuité la présence d’un commissaire anglais, sans l’autorisation duquel il n’était pas permis de remuer un pavé sur les quais ou sur le port d’une ville française. Ce dernier article du traité de 1763 était resté au cœur de la France comme un affront sanglant, et l’on aime à rencontrer, dans une dépêche inédite de M. de Vergennes à M. de Guines, notre ambassadeur à Londres, la vive impression du sentiment national froissé par cette stipulation