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la guerre de l’indépendance. » Jusqu’ici, sauf la question d’appréciation que nous examinerons tout à l’heure, le fait énoncé par M. de Lévis est exact ; mais ce qui suit est une erreur grossière, une confusion étrange de dates et d’objets. Voici ce que le duc de Lévis ajoute : « Beaumarchais, dit-il, avait acheté à vil prix en Hollande une immense quantité de fusils, pas moins de soixante mille ; il les avait vendus à crédit aux agens des Américains. S’ils succombaient, sa créance était perdue avec leur liberté. L’adroit auteur de Figaro, qui avait trouvé accès auprès de M. de Maurepas et qui l’amusait par ses saillies, parvint à le décider aux premières hostilités. Le vieux ministre n’avait que trop de faible pour les gens d’esprit ; il leur croyait beaucoup trop légèrement une capacité qui exige toujours un jugement sain et de la réflexion. » — C’était bien la peine de se montrer exactement informé tout à l’heure, pour confondre ici deux choses qui n’ont pas le moindre rapport : la politique française dans la question d’Amérique, qui s’agite de 1775 à 1778, et soixante mille fusils achetés par Beaumarchais en Hollande quatorze ans plus tard, en 1792, achetés non pour les États-Unis, qui n’en avaient alors nul besoin, mais pour la France, et par conséquent étrangers à l’affaire d’Amérique. Sous le ministère Maurepas, Beaumarchais n’avait pas à acheter des fusils en Hollande, par l’excellente raison qu’il les tirait des arsenaux de l’état. Les inductions que M. de Lévis rattache à l’achat des fusils tombent donc avec ce fait.

L’auteur des Souvenirs et Portraits ne se trompe pas moins lorsque, appréciant la politique de M. de Maurepas, inspirée, suivant lui, par Beaumarchais, il dit ceci : « Si M. de Maurepas eût été plus habile, il eût fait passer aux Américains des secours abondans et secrets ; mais il n’en fût jamais venu à une rupture que les Anglais eux-mêmes cherchaient à éviter. De cette manière, il aurait prolongé une guerre ruineuse entre la métropole et les colonies : en ménageant les ressources de la France, il eût épuisé celles de son éternelle rivale. » Nous allons voir au contraire que le système des secours secrets, sinon abondans, que M. de Lévis reproche au ministère français de ne pas avoir pratiqué, est précisément celui qui fut adopté sous l’influence de Beaumarchais ; que ce système fut maintenu aussi longtemps qu’il put l’être, mais qu’il arriva bientôt un moment où le continuer devint impossible, et où il fallut opter entre la guerre contre l’Angleterre unie à l’Amérique ou l’alliance avec l’Amérique contre l’Angleterre. De 1774 à 1778, la politique française dans la question qui nous occupe eut trois phases distinctes qui se succédèrent forcément : 1° la neutralité absolue en attendant les événemens, 2° l’appui secret, 3° l’alliance ouverte. Nous allons voir Beaumarchais s’épuiser en efforts pour entraîner notre politique de la pre-