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douce et spirituelle Ninon, vous devez renoncer à un plan dont votre inexpérience peut seule vous dérober l’inutilité. Mais voyons en quoi je puis vous servir. Une demi-confidence ne mène à rien, et les circonstances véritables d’un aveu bien naïf pourraient me fournir les moyens peut-être de faire disparaître les obstacles qui éloignent votre amant d’une aussi charmante fille. Mais souvenez-vous bien qu’en me demandant le secret vous ne m’avez encore rien dit. Si vous me croyez bien sincèrement le galant homme que vous invoquez, vous ne devez pas hésiter de me confier votre nom, celui de votre amant, son état, le vôtre, son caractère, son genre d’ambition, quelle différence dans vos fortunes semble l’éloigner de celle qu’il abusa. Le parti que vous croyez pouvoir tirer de vos parens par le silence ou par un aveu m’est encore nécessaire à connaître. Quels sont les entours de votre perfide ? Par où le croyez-vous attaquable ? En me choisissant pour votre avocat, il faut me croire digne aussi d’être votre confesseur. Quelles circonstances ont pu causer une absence de cinq ans ? Comment vous êtes-vous revus ? Sur quel espoir, sur quelles promesses vous a-t-on amenée aux dernières bontés ? Le trait de faire cacher un ami pour le rendre témoin de son triomphe me donne un peu d’horreur pour celui qui vous inspire encore de l’amour[1]. On pardonne la légèreté dans un jeune homme, on le peut ramener par mille moyens ; mais, ma belle, que dire à l’âme atroce, à l’homme qui s’est plu à déshonorer celle qui le préférait, qui s’est livrée à lui sur la foi de l’amour et de l’honnêteté ? Ce jeune homme me paraît aussi indigne de vos regrets que de nos efforts communs, quels qu’ils puissent être. Voyez vous-même, essayez vos forces contre un penchant aussi mal placé. La vertu n’est pas de prodiguer l’amour à un objet indigne, mais de vaincre l’amour qu’on sent pour un indigne objet. Au reste, je ne puis qu’appliquer des préceptes généraux à des maux particuliers dont tous les détails me sont inconnus. Votre bonheur doit peut-être sortir de votre imprudence même. Nulle trace de votre faiblesse ne peut donner un avantage réel à votre indigne amant. Je suppose encore qu’il n’a pas de lettres de vous. Oubliez-le, ma belle cliente, et que cette malheureuse expérience de vous-même vous tienne en garde contre tout autre séduction du même genre. Ou si votre petit cœur, entraîné par l’attrait du passé, ne peut goûter l’austérité d’un pareil conseil, ouvrez-moi donc ce cœur tout entier, et que je voie, en étudiant tous les rapports, si j’en puis tirer quelque consolation à vous donner, quelque vue qui vous soit utile et agréable.

« Je vous promets la plus entière discrétion, et je finis sans compliment avec vous, parce que la manière la plus franche est celle qui doit vous inspirer le plus de confiance. Mais ne me cachez rien.

« Beaumarchais. »


Mlle Ninon ne demandait pas mieux que de soulager son pauvre cœur : elle adresse à Beaumarchais une avalanche de lettres dont quelques-unes n’ont pas moins de douze pages ; elle dit son nom, le nom de son séducteur, et raconte tout son petit roman avec un mélange bizarre de naïveté, de précocité, parfois d’effronterie, de sen-

  1. Allusion à une noirceur dont Mlle Ninon accusait son amant d’avoir formé le projet, et dont j’ai supprimé le détail dans sa longue lettre.