Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/1040

Cette page a été validée par deux contributeurs.

faible parti de gens obstinément attachés à la noblesse ou à leurs intérêts.

« Toute cette ville, qui subsiste de procès, était dans l’attente et dans l’impatience. Les juges délibéraient, les portes du palais étaient assiégées ; les femmes, les curieux, les amateurs, étaient sous une belle allée d’arbres, non loin du palais ; les oisifs remplissaient les cafés qui bordent cette promenade. Le Falcoz était dans son salon, bien éclairé, regardant sur cette allée, notre ami dans un quartier fort éloigné ; la nuit venait, enfin les portes du palais s’ouvrent, ces mots se font entendre : Beaumarchais a gagné ; mille voix les répètent, les battemens de mains se propagent le long de la promenade, les fenêtres et les portes de Falcoz se ferment soudainement, la foule arrive avec des cris et des acclamations chez notre ami, les hommes, les femmes, les gens qu’il connaît et ceux qu’il ne connaît pas l’embrassent, le félicitent, le congratulent ; cette joie universelle, ces cris, ces transports le saisissent ; les larmes le gagnent, et le voilà qui, comme un grand enfant, se laisse aller dans nos bras et y reste évanoui. C’est à qui le secourra, qui du vinaigre, qui un flacon, qui de l’air ; mais, comme il l’a dit lui-même, les douces impressions de la joie ne font point de mal. Il revint bientôt, et nous allâmes ensemble voir et remercier le premier président. Ce magistrat, avec la noble sévérité du chef d’un tribunal auguste, lui reprocha la vivacité de ses mémoires. Il avait raison : comme homme, on doit les approuver ; comme magistrat, on ne le peut pas en conscience. En effet, le parlement les avait trouvés si gais, qu’il n’avait pu se dispenser de condamner le second à être lacéré, non pas par la main d’un bourreau, comme le voulait ce Falcoz, mais par celle d’un huissier, ce qui est bien différent. Pour lui apprendre à être si plaisant, on l’a condamné, outre cette lacération, à donner mille écus aux pauvres de cette ville, et il leur en a donné deux mille, « pour les féliciter, a-t-il dit, d’avoir de si bons et de si vertueux magistrats. » Les mémoires du Falcoz ont été aussi supprimés. En revenant de chez le premier président, nous retrouvâmes la même foule à la maison : les tambourins, les flûtes, les violons se succédèrent avant et après le souper ; tous les fagots du quartier furent entassés et firent un feu de joie. Les gens instruits disaient, en passant sous les fenêtres :

Montrez Héraclius au peuple qui l’attend.

Les dames qui étaient dans l’appartement voulurent jouir de ce spectacle, et obligèrent notre ami à s’approcher d’une fenêtre et à n’être pas modestement cruel pour un peuple qui lui témoignait tant de bienveillance. Les artisans de cette ville ont fait une chanson pour lui, en patois provençal, et sont venus en corps la lui chanter sous ses fenêtres. Tous les cœurs ont pris part à sa joie, et tout le monde, enchanté, le traite comme un homme célèbre, à la probité duquel on vient enfin de rendre la justice qui lui était due. »


Non content de célébrer en prose le triomphe de son ami, Gudin voulut le chanter en vers, et mal lui en prit. À son retour à Paris, il avait rédigé une grande épître à Beaumarchais dont voici le début :

Ainsi du parlement la sévère justice
A de tes ennemis confondu la malice.