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ADELINE PROTAT.

que je travaille et que je le fasse travailler à faire disparaître toutes les inégalités qui vous séparent ? Voulez-vous que je le rapproche de vous par l’intelligence comme il s’est déjà rapproché lui-même par le cœur ? Enfin voulez-vous me répéter ce que madame disait à l’instant : — Rendez-le digne de moi ? — Je vous jure que j’aurai pour Zéphyr les soins et l’amitié qu’on a pour un frère, ne serait-ce que pour acquérir un jour le droit de vous aimer vous-même comme une sœur.

Pendant que Lazare parlait ainsi, Cécile, qui tenait la main d’Adeline dans la sienne, s’aperçut que cette main devenait glacée.

— Taisez-vous, monsieur, dit Cécile à voix basse, elle va se trouver mal. — Et la jeune femme entraîna avec elle son amie toute chancelante.

— Brute, double brute que je suis ! murmura Lazare quand il se trouva seul ; j’avais oublié que cette petite m’aime ; chacune de mes paroles a dû lui faire une blessure au cœur. Allons, décidément, ajouta-t-il en se laissant tomber paresseusement sur une meule de foin, — je commence à craindre que le mariage de Zéphyr ne reste à l’état d’utopie.

Lazare était doué d’une organisation nerveuse ; mais, possédant une grande puissance de volonté, il était parvenu à dominer ses émotions. Toute sensation vive, pensait-il, est un amoindrissement de l’intelligence, et un artiste doit commander à ses impressions, ou ne s’abandonner qu’à celles qui peuvent servir à l’étude. — Ce système qu’il n’avait pas inventé, Lazare l’avait au moins exagéré en vivant réfugié dans l’égoïsme de l’art, passion unique, seule préoccupation qu’il ait eue, et qui lui avait fait sacrifier, non pas sans peine d’abord, les plaisirs et les jouissances de la jeunesse. Par suite de cette habitude, il refoulait sans effort toutes les aspirations étrangères à cet art, dans lequel il savait, par compensation, trouver un dédommagement aux privations volontaires qu’il s’imposait. La vue d’un beau site, la contemplation d’un chef-d’œuvre le jetaient dans des ravissemens qui se prolongeaient pendant des jours entiers ; la sensation qu’il avait éprouvée se répercutait comme un son reproduit par les mille bouches de l’écho. S’il avait pu dompter la nature, il lui avait été impossible de la vaincre entièrement, et quand ces rébellions se produisaient, selon le hasard de quelque influence imprévue, il devenait d’autant plus accessible à l’émotion qu’il ne s’y abandonnait point familièrement. Quelle que fût la nature de ses impressions, elles étaient d’autant plus vives, qu’elles avaient été contenues. Ces accidens, qu’il ne regrettait pas, renouvelaient pour ainsi dire l’atmosphère de sa pensée ; c’est pourquoi sans doute il appelait cela « donner de l’air à son cœur, qui sentait le renfermé. » Déjà,