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tout change autour de vous, la végétation, le ciel, la température ! Tout à l’heure vous étiez dans l’Inde ; vous venez de traverser l’Italie, vous voilà plongé dans les brumes glacées du Nord. Plus d’horizon infini, plus de voûte bleue, plus de haies de bambou, plus de bois de palmiers. Le vent siffle à travers de maigres feuillages, le brouillard flotte accroché comme les lambeaux d’un suaire à toutes les aspérités du sol ; les rochers sont froids et humides comme les murs d’une prison.

Nous atteignons enfin le point le plus, élevé du col qui s’ouvre sur les Preangers. Quelle nature tourmentée et sauvage ! Aussi loin que la vue peut s’étendre, on n’aperçoit qu’un entassement confus de collines, boursouflures du sol en travail qui porte le cratère béant du Guédé. Ce gouffre, d’où s’échappe sans cesse une fumée sulfureuse, domine de plus de 1,500 mètres le cratère éteint du Megameudong. C’est un volcan debout sur les ruines d’un autre volcan : l’Etna sur le Vésuve, ou Pélion sur Ossa. Pendant qu’on prépare pour notre voiture un nouvel attelage, nous nous laissons conduire à travers la forêt sur le bord de l’abîme où le feu souterrain a cessé de gronder. Une eau pure et profonde remplit la bouche jadis écumante ; des arbres et de gigantesques fougères ont percé les assises de lave ; les tigres et les rhinocéros viennent s’abreuver aux sources d’où jaillissaient autrefois des scories et des flammes. Nous descendons par un sentier tournant jusqu’au fond du précipice ; on ne voit plus que le ciel au-dessus de nos têtes et le sentier qui monte en spirale se cramponnant aux bords escarpés du cratère. Le lac est immobile, la forêt est silencieuse ; nos guides n’osent plus parler qu’à voix basse. C’est ici le séjour du génie de la terre, d’Arang-Kouwasa, dont les mugissemens demandent, dit-on, des victimes humaines ; c’est le lac des fées, le Telaga Varna. Ne nous arrêtons pas plus longtemps dans ces lieux ; remontons vers le ciel, comme ces âmes souffrantes que les prières des vivans ont le pouvoir de délivrer. Nous voilà hors du gouffre ; notre voiture est prête ; partons sans plus tarder pour Tjanjor.

On a encore des ravins à descendre, des côtes à gravir avant d’arriver à l’extrémité du plateau, d’où le regard peut plonger sur la plaine. Voici, sur la droite de la route, le hameau de Tji-Panas et la maison de plaisance où s’arrête quelquefois pour une nuit ou pour une demi-journée le gouverneur-général ; c’est peut-être la seule maison de Java qui possède une cheminée. L’air est vif à Tji-Panas ; on y cultive tous les fruits et tous les légumes de l’Europe. Nous nous sommes cependant abaissés de 400 mètres depuis que nous avons quitté le col du Megameudong ; encore quelques pas, et nous aurons franchi les portes de fer des Preangers. Les dernières ondulations volcaniques sont enfin derrière nous ; une pente toujours égale