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qu’avec bien de la surprise qu’il vous est revenu que la demoiselle d’Éon vous imputait de vous être approprié à son préjudice des fonds qu’elle supposait lui être destinés. J’ai peine à croire, monsieur, que cette demoiselle se soit portée à une accusation aussi calomnieuse ; mais si elle l’a fait, vous ne devez en aucune manière en être inquiet et affecté : vous avez le gage et le garant de votre innocence dans le compte que vous avez rendu de votre gestion dans la forme la plus probante, fondée sur des titres authentiques, et dans la décharge que je vous ai donnée de l’aveu du roi.

« Loin que votre désintéressement puisse être soupçonné, je n’oublie pas, monsieur, que vous n’avez formé aucune répétition pour vos frais personnels, et que vous ne m’avez jamais laissé apercevoir d’autre intérêt que celui de faciliter à la demoiselle d’Éon les moyens de rentrer dans sa patrie.

« Je suis très parfaitement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

De Vergennes. »


Beaumarchais, en effet, dans cette circonstance, n’avait pas même retenu ses frais de voyage. À la vérité, il pouvait à cette époque se montrer généreux envers le gouvernement, car le gouvernement l’était encore plus envers lui. Il avait enfin atteint son but. À force de rendre de petits services dans de petites affaires, il était entré assez avant dans la confiance de Louis XVI, de M. de Maurepas et de M. de Vergennes, pour vaincre les scrupules et les hésitations de leur politique dans la question américaine. Sous l’influence de ses ardentes sollicitations, le gouvernement s’était décidé à appuyer secrètement les colonies insurgées, et à le charger de cette importante et délicate mission. Le 10 juin 1776, Beaumarchais avait reçu du roi 1 million, avec lequel il montait et commençait cette grande opération d’Amérique, où nous le verrons déployer un talent d’organisation, une portée d’esprit, une puissance de volonté, qu’on s’étonnera peut-être de rencontrer chez l’auteur du Barbier de Séville. En attendant, il faut noter encore comme un témoignage de désorganisation sociale qu’à cette même date du 10 juin 1776, où Beaumarchais recevait du gouvernement une telle preuve de confiance, et devenait l’agent et le dépositaire d’un secret d’état dont la découverte pouvait d’un jour à l’autre allumer la guerre entre la France et l’Angleterre, il était toujours sous le coup du jugement rendu contre lui par le parlement Maupeou, qui le déclarait déchu de ses droits de citoyen. C’était en quelque sorte un mort civil que le gouvernement chargeait de porter des secours aux Américains, et qui allait bientôt faire pour son propre compte la guerre aux Anglais. Ces deux situations si hétérogènes ne pouvaient cependant se prolonger, et avant de commencer ses opérations d’armateur, le condamné du parlement Maupeou dut s’occuper de reconquérir son état civil.