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que pour arriver aux grandes sur l’Amérique, est obligé de repartir pour Londres, sachant seulement que d’Éon doit vendre ses habits d’homme. Il trouve le chevalier, qu’il prend toujours pour une chevalière, assez peu fidèle aux engagemens de modestie et de silence qu’il a pris dans la transaction du 5 octobre. Sous prétexte d’arrêter les paris faits sur son sexe, d’Éon s’affiche dans les journaux anglais avec la vanité fastueuse qui lui est familière, et ses réclames, étant rédigées de manière à laisser encore dans le mystère un point qui doit être considéré comme résolu, sont plutôt propres à affriander les parieurs qu’à les décourager. Beaumarchais lui en fait des reproches assez vifs ; le chevalier, plus vif encore que Beaumarchais, voyant d’ailleurs que son austère ami tient serrés les cordons de la bourse du roi, se fâche tout rouge. De là une rupture et un échange de lettres où l’on voit d’Éon, après avoir adressé à Beaumarchais les injures les plus mâles, reprendre tout à coup le ton d’une demoiselle, et se plaindre amoureusement de l’ingratitude de ce perfide :


« Pourquoi, s’écrie le dragon déguisé en femme, ne me suis-je pas rappelé que les hommes ne sont bons sur la terre que pour tromper la crédulité des filles et des femmes ?… Je ne croyais encore que rendre justice à votre mérite, qu’admirer vos talens, votre générosité, je vous aimais sans doute déjà ; mais cette situation était si neuve pour moi, que j’étais bien éloignée de croire que l’amour pût naître au milieu du trouble et de la douleur. »


Beaumarchais répond à d’Éon du ton grave d’un homme qui remplit son devoir et veut rester insensible aux injures et aux agaceries d’une vieille fille en colère, et comme il ne paraît toujours pas se douter qu’il est mystifié par d’Éon, il écrit à M. de Vergennes :


« Tout le monde me dit que cette folle est folle de moi. Elle croit que je l’ai méprisée, et les femmes ne pardonnent pas une pareille offense. Je suis loin de la mépriser ; mais qui diable aussi se fût imaginé que pour bien servir le roi dans cette affaire, il me fallût devenir galant chevalier autour d’un capitaine de dragons ? L’aventure me paraît si bouffonne, que j’ai toutes les peines du monde à reprendre mon sérieux pour achever convenablement ce mémoire. »


Il est certain que, si M. de Vergennes était dans le secret du véritable sexe du chevalier, il a dû passablement rire à son tour, mais aux dépens de Beaumarchais. Toujours est-il que, d’Éon ne se montrant point sage et modeste, comme le voulait la transaction, ne prenant point d’habits de femme et ne revenant point en France, Beaumarchais ne lui donne plus d’argent. D’Éon écrit contre lui à M. de Vergennes les factums les plus violens et les plus grossiers. Cet ange tutélaire des premiers temps de la correspondance n’est plus qu’un sot, un faquin ; il a l’insolence d’un garçon horloger qui, par hasard,