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« Il est impossible que M. d’Éon prenne congé du roi d’Angleterre ; la révélation de son sexe ne peut plus le permettre ; ce serait un ridicule pour les deux cours. L’attestation à substituer est délicate, cependant on peut l’accorder, pourvu qu’il se contente des éloges que méritent son zèle, son intelligence et sa fidélité ; mais nous ne pouvons louer ni sa modération ni sa soumission, et dans aucun cas il ne doit être question des scènes qu’il a eues avec M. de Guerchy.

« Vous êtes éclairé et prudent, vous connaissez les hommes, et je ne suis pas inquiet que vous ne tiriez bon parti de M. d’Éon, s’il y a moyen. Si l’entreprise échoue dans vos mains[1], il faudra se tenir pour dit qu’elle ne peut plus réussir, et se résoudre à tout ce qui pourra en arriver. La première sensation pourrait être désagréable pour nous ; mais les suites seraient affreuses pour M. d’Éon : c’est un rôle bien humiliant que celui d’un expatrié qui a le vernis de la trahison ; le mépris est son partage.

« Je suis très sensible, monsieur, aux éloges que vous avez bien voulu me donner dans votre lettre à M. de Sartines. J’aspire à les mériter, et je les reçois comme un gage de votre estime qui me flattera dans tous les temps. Comptez, je vous prie, sur la mienne, et sur tous les sentimens avec lesquels j’ai l’honneur d’être très sincèrement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

« De Vergennes. »
« Versailles, le 21 juin 1775. »


Cette lettre de M. de Vergennes, très honorable pour Beaumarchais, prouve qu’à cette époque on ne songe point encore à imposer à d’Éon le costume de femme ; son sexe féminin semble une chose admise, et la condition exigée pour son retour en France consiste seulement dans la remise de sa correspondance avec Louis XV. C’est dans une autre lettre à Beaumarchais, postérieure d’un mois et datée du 26 août 1775, que M. de Vergennes s’explique sur la question du costume féminin en ces termes :


« Quelque désir que j’aie de voir et de connaître et d’entendre M. d’Éon, je ne vous cacherai pas, monsieur, une inquiétude qui m’assiège. Ses ennemis veillent, et lui pardonneront difficilement tout ce qu’il a dit sur eux. S’il vient ici, quelque sage et circonspect qu’il puisse être, ils pourront lui prêter des propos contraires au silence que le roi impose ; les dénégations et les justifications sont toujours embarrassantes et odieuses pour les âmes honnêtes. Si M. d’Éon voulait se travestir, tout serait dit : c’est une proposition que lui seul peut se faire ; mais l’intérêt de sa tranquillité semble lui conseiller d’éviter, du moins pour quelques années, le séjour de la France, et nécessairement celui de Paris. Vous ferez de cette observation l’usage que vous jugerez convenable. »


Que signifie cette lettre du ministre, écrite un mois après la première, où le sexe féminin du chevalier d’Éon est considéré comme un

  1. C’est-à-dire l’entreprise qui a pour objet d’obtenir la restitution de la correspondance secrète avec Louis XV.