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On ne peut pas être plus candidement mystifié que ne l’est Gudin. — Dans cette première période de la négociation, d’Éon est aux petits soins pour Beaumarchais, il l’appelle son ange tutélaire, il lui envoie, en les recommandant à son indulgence, ses œuvres complètes en quatorze volumes, car cet être bizarre, dragon, femme et diplomate, était en même temps un barbouilleur de papier des plus féconds. Il se peint assez bien dans une lettre au duc de Praslin.


« Si vous voulez me connaître, monsieur le duc, je vous dirai franchement que je ne suis bon que pour penser, imaginer, questionner, réfléchir, comparer, lire, écrire, pour courir du levant au couchant, du midi jusqu’au nord, et pour me battre dans la plaine ou sur les montagnes : si j’eusse vécu du temps d’Alexandre ou de don Quichotte, j’aurais été Parménion ou Sancho Pança. Si vous m’ôtez de là, je vous mangerai, sans faire une sottise, tous les revenus de la France en un an, et après cela je vous ferai un excellent traité sur l’économie. Si vous voulez en avoir la preuve, voyez tout ce que j’ai écrit dans mon histoire des finances sur la distribution des deniers publics. »


Sous l’impression des cajoleries de la prétendue chevalière, Beaumarchais revient à Versailles, plaide sa cause avec chaleur, s’évertue à prouver que les papiers qu’elle a dans les mains, et qu’il ne connaît pas, sont de la plus haute importance, demande la permission de renouer avec elle d’abord officieusement les négociations rompues, et l’obtient par la lettre suivante de M. de Vergennes, qui est importante en ce qu’elle ne semble pas tout à fait d’accord avec la version généralement adoptée sur les vues du gouvernement français quant au chevalier d’Éon. Voici cette lettre de M. de Vergennes à Beaumarchais, dont je ne supprime que quelques passages insignifians.


« J’ai sous les yeux, monsieur, le rapport que vous avez fait à M. de Sartines de notre conversation touchant M. d’Éon ; il est de la plus grande exactitude ; j’ai pris en conséquence les ordres du roi ; sa majesté vous autorise à convenir de toutes les sûretés raisonnables que M. d’Éon pourra demander pour le paiement régulier de sa pension de 12,000 livres, bien entendu qu’il ne prétendra pas qu’on lui constitue une annuité de cette somme hors de France, le fonds capital qui devrait être employé à cette création n’est pas en mon pouvoir, et je rencontrerais les plus grands obstacles à me le procurer ; mais il est aisé de convertir la susdite pension en une rente viagère dont on délivrerait le titre.

« L’article du paiement des dettes fera plus de difficulté ; les prétentions de M. d’Éon sont bien hautes à cet égard ; il faut qu’il se réduise, et considérablement, pour que nous puissions nous arranger. Comme vous ne devez pas, monsieur, paraître avoir aucune mission auprès de lui, vous aurez l’avantage de le voir venir, et par conséquent de le combattre avec supériorité. M. d’Éon a le caractère violent, mais je lui crois une âme honnête, et je lui rends assez de justice pour être persuadé qu’il est incapable de trahison.