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Londres pour d’autres affaires, demanda à le voir. « Nous nous vîmes tous deux, dit d’Éon, conduits sans doute par une curiosité naturelle aux animaux extraordinaires de se rencontrer. » Le chevalier implora l’appui de Beaumarchais, et, pour lui donner une preuve de confiance, lui avoua en pleurant qu’il était une femme, et ce qui est étrange, c’est que Beaumarchais n’en doute pas un instant. Charmé à la fois d’obliger une fille aussi intéressante par son courage guerrier, ses talens diplomatiques, ses malheurs, et de mener afin une négociation difficile, il adresse à Louis XVI les lettres les plus touchantes en faveur de d’Éon. « Quand on pense, écrit-il au roi, que cette créature tant persécutée est d’un sexe à qui l’on pardonne tout, le cœur s’émeut d’une douce compassion… J’ose vous assurer, sire, dit-il ailleurs, qu’en prenant cette étonnante créature avec adresse et douceur, quoique aigrie par douze années de malheurs, on l’amènera facilement à rentrer sous le joug, et à remettre tous les papiers relatifs au feu roi à des conditions raisonnables. » — On se demande comment Beaumarchais, qui ne manquait certes pas d’expérience en ces sortes de questions, a pu ainsi voir une fille dans la personne d’un dragon des plus masculins. Le biographe de d’Éon, que nous venons de citer, assure que le chevalier employa, pour abuser l’auteur du Barbier de Séville, une supercherie que nous n’exposerons pas ici, et qui est tirée d’un des Contes de La Fontaine. C’est possible, quoique peu probable ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas dans tous les papiers de Beaumarchais une seule ligne qui ne prouve en effet qu’il a été complètement trompé sur le sexe du chevalier, et si l’on pouvait supposer que, dans cette inextricable comédie, Beaumarchais aussi joue son rôle et feint de prendre un homme pour une femme, on serait détourné de cette idée par la candeur avec laquelle son ami intime Gudin, qui l’accompagnait dans le voyage où se noua la négociation avec d’Éon, raconte à son tour, dans ses mémoires inédits sur Beaumarchais, les malheurs de cette femme intéressante.


« Ce fut, dit Gudin, chez Wilkes[1] à dîner, que je rencontrai d’Éon pour la première fois. Frappé de voir la croix de Saint-Louis briller sur sa poitrine, je demandai à Mlle Wilkes quel était ce chevalier ; elle me le nomma. — Il a, lui dis-je, une voix de femme, et c’est de là vraisemblablement que sont nés tous les propos qu’on a faits sur son compte. Je n’en savais pas davantage alors ; j’ignorais encore ses relations avec Beaumarchais. Je les appris bientôt par elle-même. Elle m’avoua, en pleurant (il paraît que c’était la manière de d’Éon), qu’elle était femme, et me montra ses jambes couvertes de cicatrices, restes de blessures qu’elle avait reçues lorsque, renversée de son cheval tué sous elle, un escadron lui passa sur le corps et la laissa mourante dans la plaine. »

  1. Wilkes était à cette époque lord-maire de Londres.