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chie française elle-même n’existe plus, lorsque d’Éon, retiré à Londres, n’a plus aucun intérêt d’argent et de situation à subir le travestissement imposé, comment s’expliquer qu’il persiste à le conserver jusqu’à sa mort ?

Tout cela est fort singulier et peu compréhensible. Un nouveau thème s’est produit, il y a une vingtaine d’années, sur le chevalier d’Éon. Cette donnée est très hardie, nous éprouvons même quelque embarras à la reproduire ; cependant, comme elle est développée dans un ouvrage en deux volumes, qu’on nous déclare emprunté à des documens authentiques[1], il faut bien en dire un mot. L’auteur de cet ouvrage affirme que, si le fameux chevalier d’Éon a consenti à passer pour une femme, ce n’est pas dans l’intérêt de la maison de Guerchy, mais pour sauver l’honneur de la reine d’Angleterre, Sophie-Charlotte, femme de George III. Il raconte que, d’Éon ayant été surpris avec la reine par le roi, un médecin ami de la reine et de d’Éon aurait déclaré au roi que d’Éon était une femme. George III s’en serait informé auprès de Louis XV, qui, dans l’intérêt de la tranquillité de son royal confrère, se serait empressé d’assurer qu’en effet d’Éon était une femme. À partir de ce jour, d’Éon aurait été condamné à changer de sexe, avec cette consolation d’avoir donné un roi à l’Angleterre, car l’auteur du livre en question n’hésite pas à nous dire qu’il est persuadé que cette prétendue femme était le père de George IV.

Cette révélation au sujet d’une reine, qui, si nous ne nous trompons, a toujours passé jusqu’ici pour une très honnête femme, cette révélation aurait besoin, pour être admise, d’être appuyée sur des preuves concluantes que nous cherchons en vain dans l’ouvrage intitulé : Mémoires du chevalier d’Éon. Sauf une lettre du duc d’Aiguillon au chevalier qui, si elle est authentique, pourrait, quoiqu’elle ne désigne pas positivement la reine Sophie-Charlotte, prêter quelque force à l’hypothèse de l’auteur, tout se réduit dans ce livre, au moins quant à la question principale, à des assertions très hasardées, à des inductions arbitraires accompagnées de récits peu vraisemblables et de dialogues de fantaisie qui donnent à cet ouvrage les apparences d’un roman, et lui enlèvent presque toute autorité[2].

  1. Cet ouvrage est intitulé Mémoires du chevalier d’Éon, publiés pour la première fois sur les papiers fournis par sa famille et d’après les matériaux authentiques déposés aux archives des affaires étrangères, par M. Gaillardet, auteur de la Tour de Nesle.
  2. Si on voulait ici discuter l’hypothèse de M. Gaillardet, les objections ne manqueraient pas. Comment s’expliquer par exemple que d’Éon, déterminé à sauver l’honneur de la reine d’Angleterre en se donnant comme une femme, favorise par son silence les paris sur son sexe et les laisse se multiplier pendant quatre ans, depuis 1771, époque de la scène racontée par l’auteur des Mémoires, jusqu’en 1775, époque où d’Éon signe la déclaration dictée par Beaumarchais ? Et comment s’expliquer que durant ces quatre ans le roi George III, qui, dans l’hypothèse en question, aurait un intérêt capital à éclaircir