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et suivait déjà avec attention la querelle des colonies anglaises de l’Amérique avec la métropole. Bientôt on eut encore recours à lui pour une troisième affaire d’un ordre plus relevé que les deux premières. Jusqu’ici, nous l’avons vu uniquement occupé de dépister, de poursuivre ou d’acheter d’obscurs libellistes ; le gouvernement français va le mettre aux prises avec un personnage célèbre comme lui, aussi fin, presque aussi spirituel et beaucoup plus bizarre que lui.


II. — BEAUMARCHAIS ET LE CHEVALIER D’ÉON.

L’histoire humaine est riche en mystifications ; mais de toutes les mystifications historiques, une des plus étranges et des plus ridicules est sans contredit celle qui se rattache à la vie du chevalier d’Éon. Voici un personnage qui jusqu’à l’âge de quarante-trois ans est considéré partout comme un homme, qui, en cette qualité d’homme, devient successivement docteur en droit, avocat au parlement de Paris, censeur pour les belles-lettres, agent diplomatique, chevalier de Saint-Louis, capitaine de dragons, secrétaire d’ambassade, et qui enfin remplit pendant quelques mois les fonctions de ministre plénipotentiaire de la cour de France à Londres. À la suite d’une querelle violente et scandaleuse avec l’ambassadeur, comte de Guerchy, dont il a occupé le poste par intérim, il est destitué et rappelé officiellement par Louis XV, mais maintenu secrètement par lui à Londres avec une pension de 12,000 livres. Bientôt, vers 1771, des doutes venus on ne sait d’où, engendrés on ne sait comment, s’élèvent sur le sexe de ce capitaine de dragons, et des paris énormes s’engagent à la manière anglaise sur cette question. Le chevalier d’Éon, qui pourrait facilement dissiper toutes les incertitudes, les laisse se propager et s’accroître ; la fièvre des paris redouble, et l’opinion que le chevalier est une femme ne tarde pas à devenir l’opinion la plus générale. Peu de temps après, en 1775, Beaumarchais, auquel il a déclaré qu’il était une femme, vient lui enjoindre, au nom du roi Louis XVI, de rendre cette déclaration publique et de prendre les habits de son sexe. Il signe la déclaration demandée, et après avoir hésité un peu plus longtemps sur le changement de costume, il se résigne enfin, quitte à cinquante ans son uniforme de dragon pour prendre une jupe et une coiffe, et en 1778 apparaît à Versailles dans cet accoutrement, qu’il garde jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant trente-deux ans. On écrit avec sa coopération, sous le titre de Vie militaire, politique et privée de la demoiselle d’Éon, un beau roman dans lequel on raconte que ses parens l’ont fait baptiser comme garçon, quoiqu’il fût une fille, afin de conserver un bien que sa famille devait perdre faute d’héritiers mâles. Le chevalier écrit de son côté et publie de nombreux factums dans lesquels il pose en chevalière, se