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prend le parti de pousser jusqu’à Vienne, de demander une audience à Marie-Thérèse, et de solliciter de l’impératrice un ordre pour l’extradition de cet homme. Les souffrances occasionnées par ses blessures lui rendant trop pénible le voyage par terre, il gagne le Danube, loue un bateau, s’embarque et arrive à Vienne. Ici nous le laisserons parler lui-même ; le détail qui suit, complètement inconnu jusqu’à présent, est assez curieux et assez vivement raconté pour que la citation ne paraisse peut-être pas trop longue. Nous l’empruntons à un volumineux mémoire inédit adressé à Louis XVI par Beaumarchais après son retour en France, et daté du 15 octobre 1774.


« Mon premier soin à Vienne, écrit Beaumarchais, fut de faire une lettre pour l’impératrice. La crainte que la lettre ne fût vue de tout autre m’empêcha d’y expliquer le motif de l’audience que je sollicitais. Je tâchais simplement d’exciter sa curiosité. N’ayant nul accès auprès d’elle, je fus trouver M. le baron de Neny, son secrétaire, lequel, sur mon refus de lui dire ce que je désirais, et sur mon visage balafré, me prit apparemment pour quelque officier irlandais ou quelque aventurier blessé qui voulait arracher quelques ducats à la compassion de sa majesté. Il me reçut au plus mal, refusa de se charger de ma lettre, à moins que je ne lui disse mon secret, et m’aurait enfin tout à fait éconduit, si, prenant à mon tour un ton aussi fier que le sien, je ne l’avais assuré que je le rendais garant envers l’impératrice de tout le mal que son refus pouvait faire à la plus importante opération, s’il ne se chargeait à l’instant de rendre ma lettre à sa souveraine.

« Plus étonné de mon ton qu’il ne l’avait été de ma figure, il prend ma lettre en rechignant, et me dit que je ne devais pas espérer pour cela que l’impératrice consentît à me voir. — Ce n’est pas, monsieur, ce qui doit vous inquiéter. Si l’impératrice me refuse audience, vous et moi nous aurons fait notre devoir, le reste est à la fortune.

« Le lendemain, l’impératrice voulut bien m’aboucher avec M. le comte de Seilern, président de la régence à Vienne, qui, sur le simple exposé d’une mission émanée du roi de France, que je me réservais d’expliquer à l’impératrice, me proposa de me conduire sur-le-champ à Schœnbrunn, où était sa majesté. Je m’y rendis, quoique les courses de la veille eussent beaucoup aggravé mes souffrances.

« Je présentai d’abord à l’impératrice l’ordre de votre majesté, sire, dont elle me dit reconnaître parfaitement l’écriture, ajoutant que je pouvais parler librement devant le comte de Seilern, pour lequel sa majesté m’assura qu’elle n’avait rien de caché, et des avis duquel elle s’était toujours bien trouvée.

« — Madame, lui dis-je, il s’agit bien moins ici d’un intérêt d’état proprement dit que des efforts que de noirs intrigans font en France pour détruire le bonheur de la reine en troublant le repos du roi. — Je lui fis alors le détail qu’on vient de lire[1]. À chaque circonstance, joignant les mains de surprise, l’impératrice répétait : Mais, monsieur, où avez-vous pris un zèle aussi ardent pour les intérêts de mon gendre et surtout de ma fille ?

  1. C’est-à-dire le récit de toute l’affaire que nous avons résumé plus haut jusqu’à l’arrivée à Vienne.