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grande et plate, en forme de lentille, dans laquelle j’ai enfermé l’ordre de Votre Majesté, que j’ai suspendu avec une chaînette d’or à mon col, comme la chose la plus nécessaire à mon travail et la plus précieuse pour moi. »


Voilà donc Beaumarchais, décoré de sa boîte d’or pendue à son col, qui se met à l’œuvre pour s’emparer de l’esprit du Juif Angelucci, et le déterminer à la destruction d’un libelle pour la publication duquel les ennemis secrets de la reine lui ont promis monts et merveilles. Il y parvient à grand renfort d’éloquence, mais aussi, comme toujours, à grand renfort d’argent. Moyennant 1,400 livres sterling, environ 35,600 francs, le Juif renonce à sa spéculation. Le manuscrit et 4,000 exemplaires sont brûlés à Londres. Les deux contractans se rendent ensuite à Amsterdam pour y détruire également l’édition hollandaise. Beaumarchais fait prendre par écrit à Angelucci les plus beaux engagemens du monde, et, tranquille sur son opération, il se livre au plaisir de visiter Amsterdam en touriste. Tout à coup il apprend que le rusé Juif, dont il se croyait sûr, est parti brusquement et secrètement pour Nuremberg, emportant, avec l’argent qu’il a reçu de lui, un exemplaire échappé à sa vigilance, qu’il va faire réimprimer en français et en italien. Beaumarchais devient furieux, et se prépare à le poursuivre. Ses lettres, à cette période de sa négociation, sont d’une vivacité fiévreuse :


« Je suis comme un lion, écrit-il à M. de Sartines. Je n’ai plus d’argent, mais j’ai des diamans, des bijoux, je vais tout vendre, et, la rage dans le cœur, je vais recommencer à postillonner… Je ne sais pas l’allemand, les chemins que je vais prendre me sont inconnus, mais je viens de me procurer une bonne carte, et je vois déjà que je vais à Nimègue, à Clèves, à Dusseldorf, à Cologne, à Francfort, à Mayence, et enfin à Nuremberg. J’irai jour et nuit, si je ne tombe pas de fatigue en chemin. Malheur à l’abominable homme qui me force à faire trois ou quatre cents lieues de plus, quand je croyais m’aller reposer ! Si je le trouve en chemin, je le dépouille de ses papiers et je le tue, pour prix des chagrins et des peines qu’il me cause. »


Telles sont les dispositions d’esprit dans lesquelles Beaumarchais court après le Juif Angelucci à travers l’Allemagne. Il le rencontre enfin près de Nuremberg à l’entrée de la forêt de Neuchstadt, trottant sur un petit cheval et ne se doutant guère du désagrément qui galope derrière lui. Au bruit de la chaise de poste, il se retourne, et, reconnaissant Beaumarchais, il se précipite dans le bois ; Beaumarchais saute de sa chaise et court, le pistolet au poing, sur le Juif, dont le cheval, gêné par les arbres, qui deviennent de plus en plus serrés, est bientôt forcé de s’arrêter. Beaumarchais le prend par la botte, le jette à bas de son cheval, lui fait retourner ses poches et vider sa valise, au fond de laquelle il retrouve l’exemplaire soustrait à sa vigilance. Cependant les supplications de l’Israélite adoucissent