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prouver que vous rentriez de bonne foi dans les sentimens et la conduite d’un Français honnête, dont votre cœur vous a reproché longtemps avant moi de vous être écarté ; c’est en me persuadant que vous avez dessein de persister dans ces louables résolutions que je me fais un plaisir de correspondre avec vous. Quelle différence de destinée entre nous ! Le hasard me suscite pour arrêter la publication d’un ouvrage scandaleux ; je travaille jour et nuit pendant six semaines ; je fais près de sept cents lieues[1], je dépense près de 500 louis pour empêcher des maux sans nombre. Vous gagnez à ce travail 100,000 francs et votre tranquillité, et moi je ne sais plus même si je serai jamais remboursé de mes frais de voyages. »


L’opération, en effet, avait été plus fructueuse pour le libelliste que pour l’agent de Louis XV. Tandis que le premier touchait 20,000 fr. et son contrat de 4,000 francs de rente, Beaumarchais, revenant à Versailles pour recevoir les remercîmens du vieux roi et se disposant à lui rappeler ses promesses, le trouvait mourant. Quelques jours après, Louis XV était mort. « J’admire, écrit-il à cette même date, j’admire la bizarrerie du sort qui me poursuit. Si le roi eût vécu en santé huit jours de plus, j’étais rendu à mon état, que l’iniquité m’a ravi. J’en avais sa parole royale, et l’animadversion injuste qu’on lui avait inspirée contre moi était changée en une bienveillance même de prédilection. » Le nouveau roi, s’inquiétant beaucoup moins que Louis XV de la réputation de Mme Du Barry, devait attacher beaucoup moins de prix aux services rendus par Beaumarchais dans cette circonstance. Cependant la fabrique de libelles établie à Londres ne chômait pas. Louis XVI et sa jeune épouse étaient à peine montés sur le trône au milieu des applaudissemens de la France, heureuse de voir enfin mettre un terme aux scandales du règne précédent, que déjà s’ourdissait contre eux et surtout contre la reine un travail ténébreux de mensonge et de calomnie. Ces outrages anonymes, que la lutte des opinions sous les gouvernemens libres rend à la fois plus rares et moins dangereux, deviennent des affaires d’état sous le régime du silence. La polémique absente est naturellement remplacée par la diffamation, et la vie des pouvoirs s’use à combiner de petits moyens pour détruire de petits obstacles qui se reproduisent et se multiplient sans cesse. La mission remplie par Beaumarchais sous Louis XV fit qu’on songea à l’employer de nouveau dans des affaires de même nature. En passant de la direction de la police au ministère de la marine, M. de Sartines avait conservé avec lui des relations amicales ; lui-même, dans la triste situation qu’il devait au parlement Maupeou, sentait le besoin de ne pas se laisser oublier par le nouveau gouvernement. Il y avait de plus ici pour lui un attrait qui

  1. Dans ces sept cents lieues, Beaumarchais comptait plusieurs voyages de Paris à Londres et de Londres à Paris, et un voyage fait en Hollande pour arrêter une édition de l’ouvrage de Morande.