Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/942

Cette page a été validée par deux contributeurs.

contrat de rente : le libelliste avait pris ses précautions, sa rente ne fut donc point supprimée. Seulement, sur sa demande, le ministère de Louis XVI lui racheta, moyennant une nouvelle somme de 20,000 francs, la moitié de cette rente viagère. C’était payer bien cher l’honneur de Mme Du Barry. Du reste, ce Morande avait su se rendre utile : comme cela arrive assez fréquemment, il était passé de l’état de libelliste à celui d’espion. « C’était, écrit Beaumarchais à M. de Sartines, un audacieux braconnier, j’en ai fait un excellent garde-chasse. » Durant les deux ans que Beaumarchais consacra à surveiller cette fabrique de libelles établie à Londres, qu’il appelle dans une de ses lettres un nid de vipères, Morande, qui vivait au milieu de tous les aventuriers dont se composait alors l’émigration française, lui fut d’un assez grand secours. Plus tard, dans l’affaire d’Amérique, Morande lui fournissait encore des renseignemens utiles. Ces relations avec un homme très mal famé ayant été publiquement, dans une polémique célèbre, reprochées à Beaumarchais par Mirabeau, qui, de son côté, n’avait pas toujours fréquenté des saints, j’ai voulu m’en faire une idée exacte en parcourant une liasse de lettres de cet aventurier. Ces lettres, dans leur ensemble, font honneur à Beaumarchais. Le ton de Morande n’est point un ton de familiarité, mais de respect. C’est un drôle assez spirituel, qui a épousé une femme estimable et qu’il rend fort malheureuse. Beaumarchais, dont le ton est presque toujours austère, lui prodigue les réprimandes et les bons conseils, tandis que Morande, de son côté, prodigue, en même temps que les demandes d’argent, les assurances de repentir, les promesses de bonne conduite. Il paraît qu’en vieillissant, ce Morande, rentré dans son pays après la révolution, s’était amélioré, et vivait assez honnêtement. C’est à lui que sont adressées deux des lettres publiées dans l’édition générale des œuvres de Beaumarchais, qui font le plus d’honneur à la vieillesse de ce dernier[1]. La lettre inédite par laquelle s’ouvre cette correspondance, et qui suit immédiatement la destruction des mémoires sur Mme Du Barry, donnera une idée du ton de Beaumarchais avec Morande :


« Vous avez fait de votre mieux, monsieur, écrit Beaumarchais, pour me

  1. C’est dans une de ces lettres, datée du 6 juin 1797, que Beaumarchais défend en termes nobles et simples le dogme de l’immortalité de l’âme contre le scepticisme du vieux Morande, qui, quoique devenu meilleur, se sentait encore assez de méfaits sur la conscience pour aimer à douter de la vie future. Dans une autre lettre, Beaumarchais lui écrit : « Vous êtes devenu un honorable citoyen ; ne redescendez jamais de la hauteur où vous voilà. » Cette lettre est adressée à M. T… — Morande portait deux noms. Celui de T… étant son nom d’honnête homme, nous n’avons pas voulu le reproduire ici, dans la crainte d’affliger ses descendans, si par hasard il en a laissé. C’est encore par erreur que la Biographie universelle fait périr Morande aux massacres de septembre : il se portait parfaitement bien à cette époque, et il a survécu à Beaumarchais.