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au profit d’une industrie infâme, la noble hospitalité que l’Angleterre accorde aux vaincus de tous les partis. Le public anglais s’était ému, et quand les agens français arrivèrent, ils furent désignés au peuple, qui se mit en devoir de les jeter dans la Tamise. Ils n’eurent que le temps de se cacher, et repartirent au plus vite, très effrayés et jurant qu’on ne les y prendrait plus.

Fier de ce succès, Morande pressa la publication de l’ouvrage scandaleux qu’il avait rédigé. Trois mille exemplaires étaient déjà imprimés et prêts à partir pour la Hollande et l’Allemagne, pour être ensuite répandus en France. Louis XV, Mme Du Barry, les ministres d’Aiguillon et Maupeou, tous également compromis dans ce livre, cherchaient en vain les moyens de le détruire. Ne pouvant plus faire pendre l’auteur, le gouvernement français lui avait envoyé divers agens pour l’acheter. Morande se tenait en défiance, ne se laissait point approcher, et, bien qu’il ne fût qu’un spéculateur éhonté, il se posait devant le peuple anglais en vengeur de la morale publique. Tel était l’état des choses, lorsque Louis XV, à bout de moyens, fit proposer par M. de La Borde à Beaumarchais de partir pour Londres, de s’aboucher avec le gazetier cuirasse, d’acheter à tout prix son silence et la destruction de ses mémoires sur Mme Du Barry.

La mission de protéger l’honneur d’une personne aussi peu honorable que Mme Du Barry n’était pas, il faut en convenir, une mission d’un ordre très relevé ; mais, outre qu’ici l’intérêt d’un roi de France se trouvait malheureusement associé à celui de sa trop célèbre maîtresse, il faut, avant de jeter la pierre à Beaumarchais, apprécier équitablement sa situation. Il faut se souvenir qu’injustement flétri par des magistrats décriés qui avaient été juges dans leur propre cause, il voyait ses moyens de réhabilitation paralysés par l’expresse défense d’un roi qui pouvait tout, qui pouvait lui ouvrir ou lui fermer à volonté les voies du recours en cassation, qui pouvait lui rendre son crédit, sa fortune, son état civil, et ce roi tout puissant lui demandait un service personnel en l’assurant de sa reconnaissance. L’époque où nous vivons est à coup sûr infiniment recommandable par l’austérité de ses principes et surtout de ses pratiques : cependant il ne nous est pas bien démontré que dans des circonstances semblables on ne trouverait personne pour courir au-devant de la mission que Beaumarchais se contentait d’accepter.

L’adversaire de Goëzman partit donc pour Londres en mars 1774, et comme la célébrité de son véritable nom aurait pu nuire au succès de ses opérations, il prit le faux nom de Ronac. En quelques jours, il avait gagné la confiance du libelliste, s’était rendu maître d’une négociation qui traînait depuis dix-huit mois, et, reparaissant à Versailles avec un exemplaire des mémoires tant redoutés et le manu-