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— Je vous en veux cependant, Madelon, répondit tranquillement la fille du sabotier. C’est précisément parce que je suis bonne, ou que je tâche de l’être avec tout le monde, et surtout avec vous, que vous avez tort d’abuser de ma bonté. Ce n’est pas la première fois que nous avons des discussions ; il est rare que je les fasse naître, plus rare encore que je ne cherche pas à les éviter quand c’est vous qui les commencez. Vous êtes injuste avec moi, qui toujours m’efforce d’être équitable et patiente, et qui m’en voudrais toute ma vie de vous dire une chose qui pût vous faire le moindre chagrin, parce que vous êtes vieille et que vous avez été durement éprouvée. Cependant, Madelon, vous ne laissez jamais échapper une occasion de me donner à entendre que je n’ai pas pour votre âge et pour vos malheurs passés le respect qu’ils méritent. C’est déjà coupable de penser cela, c’est plus coupable encore de le dire, car vous savez bien que je ne tire aucune vanité de ma position actuelle, et que je n’ai d’ailleurs aucune raison pour le faire. Si autrefois j’ai vécu passagèrement dans un monde où je n’étais pas née, dans ce temps-là j’ai dû prendre les habitudes de la société où je vivais ; mais quand je suis revenue chez mon père, vous, comme les autres, Madelon, et mieux que les autres, puisque vous étiez plus souvent auprès de moi, ne m’avez-vous pas vue me dépouiller des habitudes qui étaient des devoirs quand j’habitais chez madame de Bellerie, et qui eussent été des ridicules, si je les avais conservées au village ? Vos plaisanteries à ce sujet, je vous les pardonne de bon cœur ; mais ce qui me fâche un peu, c’est quand l’intention qui vous les dicte semble en faire une méchanceté. Il m’est pénible aussi, je vous l’ai dit plusieurs fois, et vainement, puisque j’ai à vous le redire, d’entendre parler comme vous le faites souvent d’un monde que vous ne connaissez pas, et que je n’ai aucun regret d’avoir appris à connaître, puisque c’est dans ce monde-là que j’ai trouvé, quand j’étais une enfant chétive et débile, une famille où j’ai été protégée, aimée comme dans la mienne propre, qui m’a fait donner une instruction qui ne me servira jamais, cela est possible, mais qui, du moins, en me la faisant donner, prouvait qu’elle me croyait digne de la recevoir. La seule chose qui avait la puissance de me courroucer véritablement contre vous, c’est quand je vous entendais blâmer mon père à propos de la tendresse qu’il me témoigne. Pendant tout le temps que j’ai passé dans une maison étrangère, et même pendant les années qui ont précédé mon départ de Montigny, j’ai été privée de l’amour de mon père, comme il a été privé du mien. Nous nous rattrapons tous les deux du temps perdu ; pourquoi nous en vouloir de cela, à l’un comme à l’autre ? Vous pourriez avoir raison dans vos observations, si j’étais assez coupable pour abuser de sa bonté. Je lui fais faire tout ce que je veux, c’est la vérité ; mais ce que vous appelez mes caprices a-t-il un autre but que