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ADELINE PROTAT.

en allant au marché à Moret, Adeline, qui s’était rappelé les nombreuses recommandations de l’artiste à ce propos, avait, malgré une dernière opposition de la Madelon, qui voulait rester fidèle aux anciens us, acheté le fameux ustensile, et elle venait d’obliger la servante à en faire usage. Pour convaincre la servante de la supériorité du nouveau procédé sur l’ancien, quand le breuvage fut passé, Adeline voulut le faire goûter à la bonne femme : celle-ci refusa d’abord, puis elle finit par consentir. Mais, soit qu’elle ne voulût pas se rendre à l’évidence, parce que cet aveu eût donné tort à l’obstination qu’elle avait montrée, soit par tout autre motif, elle trouva le café détestable, prétendit qu’il avait pris l’odeur du fer-blanc, et mêla beaucoup de mauvaise humeur à ses réflexions. Enfin une discussion, très pacifique au début, s’éleva à ce propos entre elle et sa jeune maîtresse. Adeline, habituée aux familiarités de la Madelon, lui répondit d’abord très doucement et avec toute sorte de mesure, pour ne point l’irriter, car celle-ci se montrait vraiment agressive quand elle rencontrait une contradiction. Dans ces occasions, il arrivait souvent que sa langue allait plus vite qu’elle ne voulait ; il lui échappait alors des paroles qu’elle regrettait sans doute, mais qui n’en étaient pas moins dites et qui n’en avaient pas moins produit leur effet. Ces orages intérieurs avaient toujours pour point de départ quelque détail futile, comme celui que nous venons de signaler. Ordinairement Adeline n’avait pour mettre fin à ces querelles domestiques d’autre moyen que de laisser la place à la vieille servante, qui ne voulait jamais avoir le dernier, estimant dans son for intérieur qu’il était de son devoir de ne pas céder à une enfant gâtée. Il lui était même arrivé plus d’une fois de répondre à Adeline comme celle-ci n’eût pas osé lui répondre, si elle eût été la servante et Madelon la maîtresse. La fille de Protat s’efforçait de n’y prendre point garde ; mais elle souffrait cependant de voir que la Madelon ne tenait pas compte de la réserve qu’elle lui témoignait à cause de son grand âge. Comme toutes les natures qui possèdent en elles le sentiment de la justice et ne peuvent s’empêcher de l’invoquer même dans les circonstances où cela peut leur être préjudiciable, Adeline était péniblement affectée d’être souvent obligée d’acheter la paix et le silence de la vieille femme, en lui faisant tacitement des concessions qui affaiblissaient chaque jour son autorité. Il arrivait alors ce qui arrive presque toujours en pareil cas, c’est que la Madelon, se faisant une force de la faiblesse d’Adeline, perdait tout sentiment de retenue, et, par la vivacité de son langage, elle forçait la jeune fille à élever tout à coup le sien au ton du commandement, et à lui faire comprendre clairement qu’après tout, eût-elle tort ou raison, en définitive elle était la maîtresse de la maison et voulait être obéie.