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à tous les faits, conduit les uns et les autres au même néant, la négation du droit.

Parlé-je ici d’un mal possible ? Plût à Dieu, hélas ! C’est le mal du temps. Je suis convaincu, et il y a longtemps, et ce mal a fait de cruels progrès, que le scepticisme est le vice mortel de la société française. — Le scepticisme religieux, va-t-on me dire. — Est-ce qu’il y en a deux ? Les principes sur lesquels on fonde le doute absolu en matière de science humaine ont-ils des limites possibles dans leur application ? Quand la raison a succombé sous leur atteinte, peut-elle se relever pour défendre le dogme et leur fermer le ciel après leur avoir abandonné la terre ? Quiconque aujourd’hui travaille pieusement pour le scepticisme porte du bois à l’incendie, et les incrédules de la raison, qu’ils le sachent bien, livrent le monde aux incrédules de la foi.

Si donc par impossible les nouvelles doctrines venaient à prévaloir dans le sein de l’église, elle tiendrait elle-même, sur tout ce qui n’est pas dogme, école de doute et d’indifférence ; elle autoriserait par ses leçons le mépris de toute leçon, et tendrait à constituer à la lettre en dehors d’elle une société sans foi ni loi. Compromise elle-même par un dédain qui aurait les mêmes effets que la complaisance, elle paraîtrait se prêter à toutes choses, parce qu’elle n’adhérerait à rien, et, récusant toutes les règles qu’elle n’a point posées, elle encouragerait ceux qui osent tout et ceux qui souffrent tout ; elle donnerait des prétextes à l’audace et des excuses à la bassesse. L’idée chrétienne du néant des choses humaines, qui ne doit inspirer que le désintéressement spirituel, viendrait en aide à l’insouciance qui déprave les sociétés, et la sagesse désabusée de Salomon servirait à justifier la morale d’Épicure. Une pitié superbe pour les vaines contentions du monde engendrerait un détachement sans conscience, la parure et le sophisme de la servitude. Que l’église daigne y réfléchir ; pour le chétif plaisir de se venger de quelques écrivains qui lui ont déplu, est-il bon qu’elle porte la sape aux fondemens de toute croyance, et lui importe-t-il qu’il y ait sur la terre du respect et du dévouement de moins ? Est-ce rendre hommage à la Providence que d’affaiblir systématiquement la confiance dans le vrai, l’espérance dans le bien, que de délier la raison de toutes les convictions qui l’obligent, et de rendre les choses humaines plus méprisables, afin de mieux satisfaire le triste orgueil de les mépriser ? Nous osons conjurer le clergé de France d’avoir toujours présente à la pensée cette belle parole de saint Augustin : « Ce qui avilit la dignité de l’homme ne peut être un moyen de plaire à la majesté divine. Nullo modo his artibus placatur divina majestas quibus humana dignitas inquinatur, »


CHARLES DE REMUSAT.