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toujours si puissans sur les imaginations, ont achevé d’abattre les esprits. On dirait que le ressort de la raison est brisé. De nobles souffrances, de honteuses misères ont détruit dans la société tout bon sentiment d’elle-même, ce que Cicéron appelait bona spes suî. Certes, ce ne serait pas un mauvais service à rendre à cette multitude humiliée que de relever ses regards vers les choses célestes, et si l’église, sans tremper dans aucune politique, saisit cette occasion de reprendre plus d’empire, qui pourrait s’en plaindre et surtout le lui reprocher ? Que pour une telle œuvre, dans une telle situation des esprits, les raisonnemens pris de l’incertitude des opinions humaines aient une grande valeur de circonstance, qu’il soit naturel et licite de s’en servir, c’est ce qu’on ne saurait contester, dût la foi ainsi obtenue ressembler à une simple opinion, et rester à la surface de l’esprit, sans pénétrer jusqu’à l’homme intérieur.

D’ailleurs, si l’on peut abuser de ce moyen de prosélytisme, s’il ne produit pas toujours des résultats profonds ni solides, s’il doit beaucoup aux circonstances, il n’est pas en lui-même dénué de valeur rationnelle. Décréditer successivement tous les systèmes, comme variables et discordans, comme dépourvus d’une autorité durable et étendue sur les esprits, enfin comme liés par un fil logique à d’autres opinions dangereuses en politique ou en morale, qui paraissent condamnées par les événemens, et de là conclure en faveur d’une doctrine qui, en fait, a plus de fixité, qui se maintient au milieu des vicissitudes du monde sous la garde d’une autorité extérieure, c’est attaquer les esprits par des considérations sérieuses, à défaut d’argumens démonstratifs, et il peut se rencontrer des intelligences qui en seront plus touchées qu’elles ne le seraient d’une preuve directe de la vérité de la doctrine.

Mais c’est une règle importante que de réduire cet argument à sa juste portée, et que d’en user avec une rigoureuse bonne foi. Ainsi d’abord, il faut éviter une certaine faute très commune contre la logique. On oppose ordinairement la philosophie à la foi catholique, c’est-à-dire quelque chose de général et de vague, à quelque chose de déterminé. Qu’entend-on par philosophie ? — Toutes les philosophies. — L’autre terme de comparaison devrait donc être la religion, en désignant par ce mot toutes les religions. Alors on serait en droit d’étaler les luttes et l’influence successive du scepticisme, du matérialisme, de l’idéalisme, du spiritualisme, et de faire combattre entre eux Anaxagore, Zenon, Épicure, Platon, Aristote, Carnéade, Plotin, et la multitude des modernes ; mais on examinerait par contre quelles ont été les variations et les dissidences des religions, celles de l’Inde et de l’antiquité, le judaïsme et ses divisions, enfin, dans notre christianisme même, ses hérésies, au nombre desquelles plusieurs écrivains