Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des livres nouveaux, donnant quelquefois en trois colonnes soixante ou soixante-dix annonces d’une seule maison de librairie, et recommençant le lendemain avec une autre. Cette tactique profitait à la fois au journal et aux libraires. Les amateurs de nouveautés recherchaient le Chronicle pour se tenir au courant des publications de la librairie, et le public, en voyant une seule maison faire un si grand nombre d’annonces, s’en exagérait la puissance et l’activité. Il y avait à cela un inconvénient qui se fit bientôt sentir, c’est que les autres industries réclamèrent les mêmes avantages. Aujourd’hui encore les vendeurs à l’encan, pour faire croire à l’importance de leurs affaires et à l’étendue de leurs relations, exigent que toutes leurs annonces paraissent dans le même numéro et à la suite les unes des autres. Les journaux eux-mêmes se sont laissé aller sur cette pente : on en voit qui remplissent leurs colonnes de matières insignifiantes, et qui accumulent pendant quatre ou cinq jours les annonces afin d’en remplir plusieurs pages un beau matin et de donner une haute idée d’une publicité qui leur vaut une si nombreuse clientèle. Stuart ne se laissa jamais convertir par l’exemple de ses confrères. Il craignait, en adoptant une spécialité d’annonces, de se mettre à la merci de ses propres cliens. Il se refusait donc à bannir les petits avis de sa première page et à laisser envahir cette page par des annonces uniformes, par ce qu’on appelait, en termes du métier, les nuages, et même, quand on présentait à l’insertion de longues annonces destinées à remplir une colonne ou deux, il les taxait à un prix excessif, afin de les éloigner sans qu’on pût l’accuser de les avoir refusées.

Stuart surveillait avec le plus grand soin l’exécution matérielle de son journal. Il savait que le public est un enfant dont il faut piquer la curiosité et à qui il faut éviter jusqu’à la peine de chercher ce qui l’intéresse. Stuart ne se bornait donc pas à être à l’affût des nouvelles importantes pour être mieux renseigné que les feuilles rivales ou pour les devancer, il avait pour principe qu’il n’y a point une hiérarchie invariable entre les matières du journal, et que la nouvelle du jour, l’objet des préoccupations du moment doit toujours occuper le premier plan. Lorsque des émeutes furent causées en 1800 par la cherté des grains, le Times et le Herald se contentèrent de courts paragraphes composés en petits caractères et relégués dans un coin de leurs feuilles avec les faits insignifians. Stuart, au contraire, publia jour par jour des récits étendus et complets, rédigés par ses meilleurs collaborateurs, et il imprima ces récits à la plus belle place du journal, en gros caractères fortement interlignés, avec des titres en capitales pour appeler immédiatement l’attention. Lors de la proclamation de la paix d’Amiens, de l’ascension des premiers ballons, et chaque fois qu’un grand incendie, un procès retentissant, même un combat de boxeurs, préoccupa le public et fit le sujet des conversations, Stuart eut recours à la même industrie, et il lui dut la vogue et la prospérité de son journal. Nous n’avons pas besoin de dire que son exemple a eu tous les autres journaux pour imitateurs[1].

  1. Les lettres capitales jouent maintenant un rôle considérable dans les feuilles anglaises; ce sont elles qui indiquent les divisions principales du journal et qui guident le lecteur exercé droit à ce qui l’intéresse. En ouvrant un journal et du premier coup d’œil, on voit, à la disposition des titres et à la grosseur des caractères, quelle est la nouvelle importante du jour. Pourtant, dans cet emploi des lettres capitales, les feuilles américaines ont laissé bien loin derrière elles les feuilles anglaises. Il n’est pas rare de voir dans un journal de New-York ou de Boston quinze titres consécutifs en tête d’un article un peu long.