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ADELINE PROTAT.

que la mère Madelon retirait de l’exploitation de sa cantine en plein vent, après avoir beaucoup parlé de ses cent écus, il arriva qu’on n’en parla plus. Seulement la bonne femme y gagna l’espèce de considération qui, au village peut-être encore plus qu’à la ville, s’attache à tous ceux qui possèdent. Les gens de Montigny se montraient plus affectueux avec elle dans leurs rapports familiers, et ces apparences d’égards, nouveaux pour elle, rejaillissaient sur Caporal en attentions dont celui-ci profitait sans pouvoir en deviner la cause.

Au bout d’une résidence de neuf années à Montigny, pendant lesquelles la mère Madelon avait continué à mener les vaches au dormoir, elle déposa successivement chez maître Guérin le notaire plusieurs sommes qui, avec les intérêts des placemens, avaient fini par produire un capital de dix-huit cents francs. C’était déjà beaucoup pour elle, mais cependant elle ne trouvait pas encore que ce fût assez. Son rêve était d’amasser 100 francs de rente. Avec ces trois chiffres, sobre comme elle était et vivant de peu, elle pensait assurer la tranquillité aux jours que Dieu voudrait bien lui compter encore en récompense de la résignation avec laquelle elle avait supporté la rigueur des jours passés. Avec l’obstination commune aux vieilles gens lorsqu’ils s’accrochent à une idée, elle ne voulait pas résigner ses fonctions avant d’avoir arrondi le dernier zéro du modeste trésor dont elle convoitait la possession. Cependant il y avait des jours où elle fût volontiers restée close dans sa maisonnette, plutôt que d’aller conduire le troupeau à la pâture ; mais ses cent francs de rente étaient son rêve, et elle voulait absolument qu’ils devinssent une réalité. Quant à Caporal, lui aussi se faisait vieux et cassé ; son poil blanchissait et se faisait rare. Il commençait à trouver pénibles ses longues courses quotidiennes. Son haleine devenait courte, son ouïe moins subtile, son flair s’émoussait. En faisant le service de la cantine, il lui arrivait quelquefois de faire attendre la pratique. En guidant les étrangers, il perdait la mémoire, se trompait de chemin et égarait les personnes qu’il avait mission de conduire. Il oubliait les arts d’agrément dans lesquels il avait jadis excellé. Si un peintre l’invitait à faire l’exercice avec son appuie-main, Caporal demeurait penaud comme une nouvelle recrue à qui on commanderait la charge en douze temps. Le troupeau confié à ses soins souffrait aussi de l’affaiblissement de ses instincts. Sa vigilance endormie ne s’apercevait point des écarts des jeunes génisses attirées sur les pentes dangereuses des rochers, où elles voyaient les chèvres brouter le cytise. Il ne savait plus le compte des animaux dont il avait la garde, et il arrivait souvent que la cornemuse de la mère Madelon donnait le signal du retour aux étables, sans que Caporal eût pris garde qu’une vache manquait à l’appel. Il fallait alors que la vachère se mît elle-même à la recherche de la bête égarée, dont elle était respon-