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« Elle était donc en notre main, cette ville de Milan qui dans son délire superbe s’imaginait anéantir le trône des Habsbourg, cette ville qui hier encore interdisait le sol de la patrie à des femmes, à des enfans dont le crime unique était d’avoir à leurs noms des consonnances allemandes ! La voilà donc, la cité altière, en présence de ce vieillard et de cette armée qu’elle humilia si cruellement, et qui reparaissent aujourd’hui devant ses murailles forts de soixante mille hommes et de deux cents bouches à feu ! Comme dans les journées de mars, le tumulte grondait à l’intérieur de la ville, et cent cloches hurlaient le tocsin. Inutiles efforts, peine perdue ! Cette fois, personne n’accourait ; bien au contraire, c’était à qui fuirait ce sol de la discorde et de la haine. Des milliers d’individus, tournant le dos à la patrie, couvraient déjà les routes de la Suisse et du Piémont. Les émeutiers de profession avaient beau dresser des barricades, nul bras ne se levait pour les défendre : on sentait désormais que l’armée n’était plus là. Cette armée, unique soutien, unique force de l’insurrection milanaise, elle regagnait le Tessin, entraînant avec elle son roi vaincu, son infortuné roi qui devait, plus amèrement peut-être encore que Radetzky, ressentir l’ingratitude de Milan. Où donc étaient-ils, ces héros si empressés jadis à lancer leur pays à travers l’abîme ? Où donc étaient-ils, à cette heure où le roi qu’eux-mêmes avaient choisi servait de point de mire à l’insulte et aux balles de la populace ? Où étaient-ils, alors que la bataille s’engageait devant leurs portes et que cette vaillante, cette infatigable armée piémontaise versait son sang pour leur salut ? »


Le maréchal, grave et silencieux, avait arrêté son cheval ; ses regards se portaient sur Milan. Tout à coup la canonnade retentit dans la direction de la Porta Romana : c’était le combat qui s’engageait. Désormais il ne dépendait plus de Radetzky d’arrêter le cours des événemens. Que serait-il arrivé dans le cas où le roi de Piémont aurait trouvé chez les Milanais de sérieux auxiliaires et poussé la défense à ses dernières extrémités ? Le maréchal s’est depuis mainte fois posé la question en frémissant. « Dieu m’est témoin que je n’avais au cœur en ce moment ni haine ni vengeance ; mais que pouvais-je faire, ajoutait-il, placé comme je l’étais à la tête de soixante mille soldats exaspérés et résolus à soumettre la cité rebelle par tous les moyens de destruction dont ils disposaient ! »

Longtemps Charles-Albert parcourut les remparts, s’efforçant de relever le moral de ses troupes, que la pluie qui tombait par torrens pénétrait jusqu’aux os, comme si ce n’eût pas été assez pour elles des tortures de la faim. Puis, ayant passé sa lugubre revue, il se retira, la mort dans l’âme, au palais Greppi. Et là, congédiant son escorte, loin de son armée et des siens, il commit la très magnanime imprudence qui pensa lui coûter la vie, de confier sa garde au peuple de Milan. À peine descendu de cheval, le roi convoqua son conseil de guerre, auquel assistèrent les députations de la municipalité et du comité de défense. Il n’y avait de vivres que pour deux jours au