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sans l’autre. Plus tard, lorsque les mauvais jours arrivèrent, il va sans dire que les deux acolytes montèrent à cheval aux côtés de leur capitaine, qu’ils ne quittèrent pas d’un instant aussi longtemps que l’expédition se prolongea, celui-ci, tacticien profond, imperturbable, s’appliquant de préférence à combiner les plans d’opération, celui-là, plus homme du monde et plus porté à se répandre, esprit sagace et pénétrant, parole éloquente et persuasive, s’employant davantage aux négociations, aux dépêches, aux affaires de cabinet. Il appartenait à la plume d’où sortirent à cette époque tant de manifestes fameux, qui resteront dans la mémoire de l’Europe, d’écrire les Souvenirs d’un Vétéran, qui sont, à proprement parler, les vrais commentaires d’un général. Une idée me venait en lisant ce livre, d’un style si naturel et pourtant si achevé, d’une lecture si variée, si engageante, et pourtant si féconde, où la stratégie touche à la politique, l’observation des mœurs à la narration, où les événemens sont exposés avec une éloquence chaleureuse qui trouve le secret de ne point tomber dans le plaidoyer : je me demandais comment il se fait qu’un homme ainsi voué à la carrière des armes, ne se tournant vers les lettres en quelque sorte que par occasion, puisse atteindre du premier coup, et comme sans y viser, aux plus rares conditions de l’art. Serait-ce donc que pour écrire un bon ouvrage il importerait d’ignorer le métier d’auteur ? Je n’oserais affirmer une semblable irrévérence. On m’avouera cependant que chez l’écrivain ce qu’on est convenu d’appeler la profession offre bien aussi ses inconvéniens et ses misères. À force de se dépenser en menue monnaie de chaque jour, d’effleurer vingt sujets en une semaine, et de toucher à tout, l’esprit perd à la longue ses facultés de concentration et d’originalité. Ce grand art de la mise en œuvre, que chacun désormais possède plus ou moins, cette habileté de main qui court les rues, ne s’exercent trop souvent qu’aux dépens de la conviction. Vous avez des virtuoses par centaines ; mais des écrivains sincères qu’une vérité anime, et qui passent leur vie à la proclamer, combien en comptez-vous ? Faire le métier d’homme de lettres, cela signifie aujourd’hui écrire même lorsqu’on n’a rien à dire. Or tel n’est point le cas dans certaines exceptions dont je parle. Quand un général éminent, quand un homme d’état ayant marqué dans une période telle que celle que l’Europe vient de parcourir depuis cinq ans, prend pour texte l’histoire des événemens auxquels il s’est trouvé mêlé si activement, ce n’est pas, je le suppose, le point de vue qui lui manque. La haute connaissance du sujet lui rend d’avance aisée la classification, et c’est dans ses convictions, ce pectus des anciens, qu’il puise les ressources de son style.

Nous avons vu dernièrement, à propos de Goergey, quels trésors