malaises. Tout à coup l’orchestre fit retentir une marche guerrière : c’était l’hymne de Djaga-Raga, le chant de victoire de l’armée hollandaise. Les ambassadeurs balinais tressaillirent ; un éclair fanatique jaillit de leurs yeux moroses. Quand la voix des clairons se tut, quand les vibrations des cymbales s’apaisèrent, ils reprirent leur attitude indifférente, et ne parurent accorder d’intérêt au drame qui se déroulait devant eux que lorsqu’il y eut des épées brandies en l’air ou replongées brusquement dans le fourreau. Cette soirée, où la civilisation européenne s’efforçait de déployer toutes ses séductions sous les yeux des derniers champions de l’indépendance malaise, me frappa vivement. Je me rappelle surtout quel légitime orgueil brillait sur ces belles figures militaires qui venaient de se bronzer au soleil de Bali. Plusieurs officiers hollandais étaient encore convalescens de leurs blessures. On me les montrait dans la salle en me racontant leurs récens exploits. Ces glorieux souvenirs, présens à tous les esprits, laissaient dans l’air je ne sais quelle odeur de poudre, quel parfum d’héroïsme qui faisait plaisir à respirer.
C’est ainsi que chaque jour me réservait à Batavia une émotion nouvelle. Tantôt on me faisait visiter les vastes salons du Cercle de l’Harmonie, le plus gracieux monument de Batavia, celui qui, par sa blancheur de marbre, ses terrasses à l’italienne, ses arceaux, ses portiques, me rappelait le mieux les palais du Bosphore ; tantôt on me conduisait dans l’immense galerie où sont appendus les portraits des quarante-six gouverneurs qui, de 1601 à 1845, ont présidé aux destinées des Indes néerlandaises. D’autres fois, un chemin que bordaient de rians buissons de cœsalpinia en fleurs me menait, à mon insu, jusqu’au pied des glacis de la citadelle. Je ne me lassais point de revoir les mêmes sites, d’admirer les mêmes merveilles. Il suffisait d’un nuage, d’un rayon de soleil, d’un souffle de brise pour en changer l’aspect : c’était la nature à la fois la plus riche et la plus mobile que j’eusse encore contemplée. Mais ce sont là des souvenirs qui s’effacent aisément et que je m’étonne de retrouver encore. Ce qui se grave bien mieux dans la mémoire, quand on a vécu pendant quelque temps au milieu des colons hollandais, c’est leur bienveillance sincère, leur urbanité sans faste et sans effort. Dans quelques années, si des chances imprévues ne m’ont pas de nouveau conduit vers le détroit de la Sonde, mon esprit n’aura plus gardé qu’une impression confuse de tous ces frais jardins, de tous ces rians portiques ; j’aurai peut-être oublié Batavia : je suis bien sûr que je me souviendrai de ses habitans.
E. JURIEN DE LA GRAVIERE.