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du climat ; la fibre y perd son énergie, le sang son oxygène ; on peut y languir, on n’y meurt plus.

Je ne veux point essayer de cacher ma partialité pour Batavia. C’est la ville où je crois que je pourrais le mieux supporter tout le poids de l’exil. Je ne me plaindrais point cependant de trouver dans cette ville de prédilection un peu moins des grands airs que lui donne son rang de capitale. Tout y respire un peu trop, pour mes goûts, le faste et l’opulence. Point de fête qui n’y réunisse des milliers d’invités, point de festin qui n’y prenne les proportions d’un banquet. Quand nous dînions chez le gouverneur-général, une table de soixante couverts rassemblait dans une vaste galerie des fonctionnaires dont le rang était marqué d’avance. Derrière chaque convive se tenait immobile un domestique en livrée. Ce double front de broderies et d’épaulettes, cette armée de turbans rangés en bataille, cette salle éblouissante de lumières, cette splendeur orientale unie à ce luxe européen, auraient tenté le pinceau d’un Paul Véronèse. L’île de Java, grâce aux différentes zones botaniques que présentent ses hautes montagnes, peut offrir au palais blasé du voyageur des fruits de tous les climats. Les navires des États-Unis y apportent chaque année les gros blocs de glace bleuâtre des lacs américains. On oublierait donc aisément que l’on dîne à cent vingt lieues de l’équateur, si à côté des fraises ou des raisins cultivés sur les pentes du Guédé, à plus de mille mètres au-dessus du niveau de la mer, on ne voyait figurer les trésors embaumés de la plaine.

J’aimais surtout dans cette gracieuse ville de Batavia ses goûts européens et ses habitudes françaises. C’était là ce qui me consolait de l’ennui de traîner en tout lieu mon grand sabre et mon uniforme. Dans les salons, je n’entendais parler que notre langue ; sur la scène, je retrouvais nos auteurs et nos pièces de théâtre. Les Mousquetaires de la Reine et la Favorite se partageaient, pendant notre séjour dans l’île de Java, la faveur publique. Je n’oublierai de ma vie le coup d’œil que présentait la salle de spectacle la première fois que j’y fus conduit par M. Burger. Les deux loges d’avant-scène étaient occupées par le gouverneur-général et par le duc Bernard, entourés de leurs aides-de-camp. Les conseillers des Indes avaient leurs places réservées au centre du balcon. Sur un double rang brillaient tout autour d’une longue galerie de forme elliptique les fraîches toilettes des dames. Par une singularité que je ne tenterai point d’expliquer, les femmes du midi de l’Europe résistent moins bien au climat des tropiques que les femmes du nord. Sous l’influence accablante de la zone torride, les grands yeux noirs des Espagnoles ne tardent pas à perdre leur vivacité ; vous voyez leurs lèvres pâlir, leur teint se plomber, la fatigue et l’ennui creuser sur leur beau front une ride précoce.