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dans la triple situation de fonctionnaire, de négociant ou de planteur. Il savait combien j’étais désireux de mettre à profit les trop courts instans que je devais passer à Java, et il se promettait d’avance de jouir de mes émotions. Aussi fut-il le premier, dès le lendemain de mon arrivée, à me proposer de parcourir la vieille ville et les nouveaux quartiers de Batavia.

J’allais donc voir cette fastueuse rivale de Calcutta et de Bombay, cette ville dont mon père m’avait tant de fois entretenu et qu’il avait visitée plus d’un demi-siècle avant moi ! Lui-même à cette heure n’eût-il pas mis en doute la fidélité de ses souvenirs à la vue des changemens qui s’étaient accomplis sur ces rivages, non moins funestes à l’expédition de M. d’Entrecasteaux qu’aux équipages du capitaine Cook et du capitaine Bougainville[1] ? Les enfans de Japhet ont porté jusque dans l’extrême Orient la mobilité de leurs goûts et l’audace de leur esprit novateur. Une ville nouvelle a tué l’antique capitale des Indes. La citadelle de Batavia a disparu ; les palais de l’ancienne régence jonchent la terre, ou sont convertis en bureaux et en magasins. Les fondateurs de Batavia, comme ceux de Manille, n’avaient songé qu’à élever une place forte. Ils donnèrent à cette ville la forme d’un rectangle entouré de murs et de bastions, dont la face septentrionale était occupée par une vaste citadelle. Le Tji-Liwong traversait Batavia dans toute sa longueur. Une infinité de canaux la ^sillonnaient dans tous les sens. Des quais plantés d’arbres, des rues spacieuses et se coupant à angle droit, des maisons à plusieurs étages donnaient alors à la capitale des Indes un caractère de grandeur qui

  1. Il ne sera peut-être point sans intérêt de reproduire ici les lignes suivantes que j’extrais, sans y rien changer, des journaux que m’a laissés mon père. « Notre arrivée devant Batavia, écrivait-il en 1795, nous donna une haute idée de la richesse de cette ville. Un nombre considérable de bâtimens était à l’ancre, et, parmi eux, on pouvait compter plusieurs vaisseaux de 64 et de 50 canons. La rade est vaste et abritée des vents du large par plusieurs petites îles sur lesquelles on a élevé des forteresses et des établissemens pour le radoub des navires, ou des magasins pour y déposer leurs cargaisons. Le mouillage est un peu éloigné de l’embouchure de la rivière qui conduit à la ville. Les eaux de ce canal sont sales et bourbeuses. Les rives en sont couvertes, à marée basse, d’une vase liquide qui, échauffée par un soleil ardent, donne naissance à des émanations fétides qui pourraient à elles seules expliquer l’insalubrité du climat. Nous ne tardâmes pas à en ressentir la funeste influence. Deux de nos lieutenans de vaisseau ainsi que plusieurs de nos marins furent atteints dès les premiers jours de fièvres pernicieuses auxquelles ils succombèrent. Pendant notre séjour à Batavia, la compagnie hollandaise éprouva dans ses états-majors des pertes cruelles. Elle essaya de recruter, parmi les jeunes gens de notre expédition qui venait de se dissoudre, des capitaines et des officiers pour ses vaisseaux. Bien que je n’eusse pas encore dix-neuf ans, on me proposa le grade de capitaine et le commandement d’un vaisseau de 50 canons. Cette offre était séduisante. Deux ou trois voyages aux Moluques pouvaient m’assurer mie belle fortune. Je refusai cependant. Il fallait renoncer à mon pays, prendre la cocarde orange, changer de pavillon. Cette pensée me révoltait. »