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Machielsen, que de chaque navire hollandais nous vîmes se détacher une embarcation qui venait nous porter des complimens de bienvenue et des offres de service. Nous ne voulûmes point rester en arrière d’un aussi aimable empressement, et dans la journée même nous visitâmes l’un après l’autre les nombreux bâtimens de l’escadre hollandaise ; nous ne rentrâmes à bord qu’une heure après le coucher du soleil. Nous ne songions plus dès lors qu’à nous reposer des fatigues de ce long pèlerinage, quand, nous apprîmes que le gouverneur-général, M. de Rochussen, avait bien voulu exprimer le désir de nous recevoir dans la soirée. Nous reprîmes donc nos sabres, nos grands chapeaux rougis par l’air salin, nos lourds habits de drap, plus pesans sous les tropiques que la cotte de mailles d’un chevalier, et nous nous dirigeâmes, au milieu des ténèbres, vers l’entrée du port.

L’ancienne ville de Batavia avait été bâtie sur le bord de la mer. Des atterrissemens successifs l’en ont éloignée de près d’un mille. Une rivière qui recevait autrefois les bateaux indigènes et jusqu’aux plus grandes jonques de la Chine, mais dont un courant affaibli par d’imprudentes saignées ne pouvait plus dégager l’embouchure, le Tji-Liwong, a été détournée vers l’ouest pour faire place à un canal contenu entre deux digues qui s’avancent à plus d’un kilomètre de la plage. Notre premier soin fut de chercher des yeux le fanal qui devait nous signaler l’extrémité de ces longues jetées. Nous parvînmes, non sans peine, à le découvrir, et en moins d’une heure nous atteignîmes le débarcadère de la douane. Le succès de notre voyage ne fut cependant assuré que lorsque nous eûmes réussi à nous procurer une voiture. Un cocher malais monté sur le siège attendait nos ordres ; un autre Malais demi-nu agitait la torche flamboyante qui devait projeter sa lumière sur la route. Nous donnâmes le signal du départ, et nos coursiers javanais, lancés à fond de train, dévorèrent l’espace.

De hautes maisons bordaient chaque côté du chemin. Éclairées un instant par les reflets de la résine ardente, les grandes façades de ces édifices rentraient l’une après l’autre dans l’obscurité de la nuit. Ce n’était pas une cité vivante que nous traversions, c’était le fantôme d’une ville qui s’enfuyait en silence derrière nous. Nul bruit, nulle clarté ne sortait de ces palais déserts ; on eût dit que ces sombres masses de briques et de laves n’étaient plus habitées que par les âmes des générations que pendant deux siècles le climat de Batavia avait dévorées. Qui sait si à l’heure de minuit les conseillers des Indes n’errent pas encore au milieu de cette nécropole, si les gouverneurs-généraux, précédés de leurs gardes du corps et de leurs trompettes, ne parcourent pas en carrosse ces rues solitaires ! Les dragons, vêtus d’habits de drap écarlate et tout galonnés d’or, suivent à cheval leur voiture ; les cavaliers qui les rencontrent mettent pied à terre quand ils passent. Des ombres en justaucorps de velours