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Angleterre un prolongement des salons français du XVIIIe siècle. Le rédacteur en chef de la Quarterly Review, Gifford, témoignait à Moore le regret que le parti tory n’eût pas un centre attrayant à opposer à Holland-House. Toujours, en effet, et partout où un homme, une femme d’un cœur élevé et d’un esprit élégant, sauront fixer et marier chez eux ces choses qui se fortifient et se parent si bien l’une par l’autre, le monde, la politique et la littérature, — le résultat est infaillible : une œuvre pareille exercera sur la société un irrésistible ascendant, et laissera sur son temps une ineffaçable empreinte.

C’est à Londres et dans les délices de cette société polie, où il tenait si bien sa place, que Moore reçut l’arrêt qui le condamnait à restituer les 6,000 livres sterling détournées par son agent infidèle. Les offres de services vinrent de toutes parts à Moore. Jeffrey, à la première nouvelle du désastre, lui avait proposé 500 livres et plus. Rogers voulait lui faire reprendre les 500 livres que Moore lui avait rendues. Lord Holland se mettait à sa disposition. Lord Lansdowne était prêt ou à l’aider de sa bourse, ou à lui donner sa garantie. Le marquis de Tavistock, fils aîné du duc de Bedford et frère de lord. John Russell, offrait aussi de l’argent. Plus pauvre en sa qualité de cadet, lord John Russell, qui venait de publier une vie de lord Russell, le martyr du XVIIe siècle, voulait consacrer le produit de son livre à Moore. Ses éditeurs, les Longmans, étaient disposés à lui faire l’avance des 6,000 livres sterling. D’autres amis de Moore parlaient d’ouvrir une souscription qui eût été promptement couverte. Sir Francis Burdett voulait faire à la chambre des communes une motion afin que le gouvernement abandonnât sa part dans la créance pour laquelle Moore était menacé de la prison. Moore fut touché et reconnaissant de ce zèle, mais il ne voulut point en profiter. Il préféra s’expatrier, afin de se mettre en mesure d’entrer en accommodement avec ses créanciers sans subir la contrainte de la prison.

Mais ici s’arrêtent les deux volumes publiés des mémoires de Moore. Dans les volumes suivans, qui ne tarderont point à paraître, c’est en France que nous le retrouverons. Il y vint avec lord John Russell. Admirable rencontre qui associe deux fois le nom de Russell au nom de Moore, et qui ne fait pas moins d’honneur à l’homme d’état illustre qu’au poète malheureux : lord John Russell se fit le compagnon de Moore après son désastre, comme aujourd’hui après sa mort il accompagne encore Moore dans le livre qui doit porter à l’avenir l’histoire de sa vie et sa renommée.


EUGENE FORCADE.