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et pour lui ; la Famille Fudge lui procurait des succès nouveaux ; les profits de Lalla Rookh, joints aux Mélodies nationales et aux Chants sacrés, qu’il continuait à publier, et à la Vie de Sheridan, pour laquelle Murray devait lui donner 1,000 livres sterling, lui promettaient enfin une vie d’agréables travaux et d’honnête aisance ; il semblait, n’est-ce pas ? avoir le droit de regarder l’avenir avec une confiante sécurité. C’est juste en ce moment qu’un accident terrible vint bouleverser l’existence de Moore. On se souvient qu’en partant de Bermude, il y avait laissé à sa place un suppléant. Moore ne put jamais obtenir de son remplaçant des comptes réguliers ; il avait fini par oublier l’homme et la place. Voilà que le 1er avril 1818 il reçoit une citation à comparaître devant le tribunal connu sous le nom de Doctors’ Commons. Le gérant de Moore avait refusé de restituer le produit d’un navire vendu avec son chargement qui avait été déposé entre ses mains en attendant une décision du tribunal des prises. Moore était cité pour avoir à répondre Au détournement imputé à son remplaçant. Il s’agissait d’une somme énorme, 6,000 livres sterling. Si Moore perdait son procès, comme il lui était impossible de payer une somme aussi considérable, il serait frappé de la contrainte par corps. La ruine, la prison, la prison pour la vie peut-être, voilà la fin où Moore voyait aboutir les efforts et les succès de tant d’années.

Il fit face à cette affreuse tribulation avec une admirable sérénité d’humeur. En annonçant la catastrophe à lady Donegal, il lui disait : « Il est heureux que ce coup ne soit pas tombé sur moi plus tôt ; j’aurais pu en perdre la gaieté qui m’était nécessaire pour achever ma Famille Fudge. Je ne sais pourtant comment cela se fait, ma conscience étant en repos, et la peine n’étant point la conséquence d’une faute, je doute que même la prison altère ma bonne humeur ; — des murs de pierre ne font point une prison. » En écrivant à son éditeur Power sur le même sujet, il disait : « Quelle vie ! Je ne suis cependant, grâce au ciel, pas du tout abattu de cette perspective. Comme je n’aurai pas à souffrir pour une mauvaise action commise par moi, il n’y aura dans mon malheur rien d’amer pour ma conscience, et je pourrai toujours narguer la fortune. On ne m’enlèvera ni ma propre estime ni mon talent, et avec cela je peux vivre heureux partout. » Moore prit courageusement son parti. Le procès qu’il avait à soutenir serait long ; tout n’était pas encore perdu. Il rassura ses parens, ne voulut point profiter des offres empressées de ses amis, se blottit en les savourant plus avidement encore dans les douces joies de son intérieur, animé par sa douce et charmante Bessy et les deux enfans qui lui restaient, et en attendant le dénoûment il se remit intrépidement au travail.