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et Moore avaient des amis communs, Rogers entre autres, le Crésus des poètes anglais de ce siècle, chez lequel se fit la réconciliation. Jeffrey présenta de loyales excuses ai Moore. Le critique et le poète sortirent de cette rencontre avec un goût très vif l’un pour l’autre, et qui dura le reste de leur vie.

Cette aventure finit presque la jeunesse de Moore. Il avait alors vingt-sept ans. Dans les années qui suivent, la bonne humeur infatigable qui l’avait si légèrement et si gaiement soutenu sur le flot du monde et de la mode commence à être traversée par quelques pensées tristes. Moore ne porte plus les désappointemens avec la même égalité d’âme. Il fit de nouvelles et importantes liaisons. Il devint l’ami de Byron après avoir failli se couper la gorge avec lui comme avec Jeffrey. Il fut introduit dans le cercle politique et littéraire de Holland-House. Il vivait souvent à Donington, chez lord Moira, qui avait été renvoyé du ministère avec les whigs en 1807, et n’avait pas eu le temps d’assurer son avenir. On menait une vie princière à Donington. Moore y avait déjà connu le duc de Montpensier, frère du roi Louis-Philippe, celui qui a écrit ces naïfs et délicieux mémoires sur sa captivité pendant la révolution, une des fleurs les plus aimables de la littérature française de ce siècle, et dont le tombeau est à Westminster-Abbey. Il y vit aussi le comte d’Artois, le prince de Condé, le duc de Bourbon ; mais au milieu de ces grandeurs, il souffrait de l’incertitude de son avenir. « Lord Moira est excellent pour moi, écrivait-il à miss Godfrey dans un accès de mélancolie ; mais le point important manque toujours : Il me donne des manchettes, et je n’ai point de chemise. Je lis plus que je n’écris, et je réfléchis plus que l’un et l’autre ; mais qu’est-ce que tout cela signifie ? Le monde me regrette ? J’ose dire qu’en ce moment le monde me traite comme l’air fait la flèche qui l’a traversé, remplissant le vide et oubliant qu’elle a passé par là. C’est une chose terrible que de n’être pas nécessaire à quelqu’un que l’on aime et qui vous aime. » Il était trop finement organisé, il respectait trop l’art pour ne pas souffrir de l’idée d’être forcé d’écrire pour vivre : « Je ne fais pas grand’ chose, écrivait-il à lady Donegal ; cependant la nécessité que je sens de faire quelque chose est une des grandes raisons pour lesquelles je ne fais rien. Il faut que ces choses-là viennent d’elles-mêmes, et je hais de traiter ma muse comme un conscrit ; mais je ne peux continuer la guerre sans elle ; ainsi il faut marcher. » Quand il n’eut plus l’espoir d’être placé par lord Moira, il eut une velléité d’abandonner la poésie et de se faire avocat : « A être pauvre, j’aime mieux, disait-il à sa mère, être un pauvre conseiller qu’un pauvre poète ; il y a un ridicule qui s’attache à l’un, et auquel l’autre peut échapper. » La vie du grand monde l’attirait sans cesse, et il sentait le besoin de s’y dérober. Il