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plaisirs de l’esprit. La condition politique et sociale de la bourgeoisie était moins relevée au XVIIIe siècle que de nos jours ; cependant il est certain qu’on s’y amusait davantage et que les aspirations y étaient plus hautes, les penchans plus intellectuels et plus fins. En croissant en importance, la bourgeoisie est devenue plus maussade et plus lourde. On remarque involontairement ce contraste dans le tableau sur le fond duquel Moore décrit ses souvenirs d’enfance. Sa mère aimait beaucoup, et elle transmit son innocente passion à son fils, ces réunions du soir, ces assemblées où l’on faisait de la musique, l’on dansait et l’on soupait. Elle excitait l’émulation de son fils. Elle se paraît devant le monde de son intelligente précocité, elle l’associait à ses amusemens et s’imposait tous les sacrifices pour donner autant que possible à son éducation le fini de la perfection.

Les plaisirs de société et les impressions de collège se croisent dans les souvenirs d’enfance de Moore. L’école où il fit ses premières armes était dirigée par un M. Whyte, lequel avait été aussi, mais trente ans auparavant, le maître de Sheridan ; une espèce de poétâtre qui avait des prétentions d’auteur dramatique et fréquentait beaucoup les comédiens de Dublin. Le magister fut enchanté de trouver dans Moore des dispositions à la déclamation ; aussi, à la joie de l’enfant, fit-il de lui une sorte d’élève de montre et lui réserva-t-il un rôle marquant dans tous les examens publics. Un jour, M. Whyte présenta le petit Tommy à une belle actrice de Dublin et lui fit réciter devant elle une ode célèbre de Dryden. Le cœur de l’écolier bondissait d’émotion. La souriante comédienne l’encouragea. « Je doute, dit Moore, que dans un âge plus avancé un salut de Corinne couronnée au Capitole m’eût rendu plus heureux. » Une de ces fêtes qui occupent plus de place dans l’imagination d’un enfant qu’une crise sérieuse de l’existence dans l’âme d’un homme fut le jour où Moore parut lui-même sur les planches. C’était le théâtre de société de lady Barrowes. On y donnait la tragédie de Jane Shore. Moore fut chargé de réciter un épilogue, et, pour la première fois de sa vie, il eut l’orgueil de lire sur le programme du spectacle son nom imprimé ! Moore avait alors onze ans. Ce fut vers cette époque qu’il écrivit ses premiers vers, et ses premiers vers furent inspirés par un joujou. Il y avait alors un jouet en vogue : on l’appelait en français un bandalore, et en anglais un quiz. C’étaient deux petits cercles de bois réunis au centre par une baguette ; au moyen d’une ficelle qui s’enroulait sur la baguette, on faisait monter et descendre le jouet. Telle était la rage de la mode, que tout le monde, hommes, femmes de tout âge, de tout rang, à la promenade, dans les salons, aux fenêtres, jouait au quiz. Longtemps après, à ce sujet, un autre Irlandais célèbre, lord Plunket, racontait à Moore une étrange anecdote. « Je me souviens, disait lord Plunket, d’avoir assisté un jour à un comité de la chambre des communes