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afin d’en faire une publication sous forme de mémoires ou autrement, dont le produit soit assuré à ma femme et à ma famille. » À l’époque où Moore destinait ce legs à la noble amitié de lord John Russell, Moore était dans la force de l’âge et dans l’éclat de sa réputation littéraire ; lord John Russell était jeune, et dans la carrière politique où l’avaient engagé son nom et les traditions de sa famille, il n’avait point dépassé encore les rangs secondaires. Rien n’annonçait la haute situation à laquelle il devait arriver à la tête de son parti et du gouvernement de son pays. Vers ce temps-là, son esprit était traversé de doutes et de découragemens : un jour, il avait témoigné à Moore l’intention d’abandonner la politique. Le poète lui adressa cette lyrique exhortation[1] : « Quoi ! avec ton talent, ta jeunesse et ton nom, toi né d’un Russell, porté dans la carrière accoutumée de tes ancêtres par le même instinct qui attire sur le soleil les yeux de l’aiglon ! toi à qui la noblesse est venue marquée d’un sceau mille fois plus noble que ceux dont peut disposer un monarque, scellée du sang de ta race offert pour le bien d’une nation qui jure encore par ce martyr ! toi, défaillir ; toi, te détourner de la lutte, quitter cette puissante arène où tout ce qui est grand, dévoué, pur, et tout ce qui décore la vie, appelle les courages élevés comme le tien ! Oh ! non, n’y songe jamais ; tandis qu’entre les tyrans et les traîtres les gens de bien se désespèrent et les timides baissent la tête, ne pense jamais que ton pays se puisse passer d’une lumière telle que toi dans son horizon assombri… Il ne t’est point permis de dormir dans l’ombre. Si les excitations du génie, la musique de la renommée et les charmes de ta cause ne suffisent point à t’entraîner, songe combien tu es lié à la liberté par ton nom. Comme les branches de ce laurier qui, par le décret de Delphes, étaient réservées au temple et au service du dieu, — les pousses du vieux tronc de Russell ; la liberté les réclame pour sa religion. » Vingt-quatre années s’écoulèrent. L’an dernier, à la fin de février, Moore s’éteignit : doucement ; peu de jours avant, l’homme d’état que le poète avait réconforté contre les dégoûts de ses commencemens était obligé d’abandonner ses fonctions de premier ministre. Lord John Russell consacra les loisirs que la politique lui laissait à la tâche que Moore lui avait léguée. Dans l’intervalle de deux ministères, il prépara les mémoires dont les deux premiers volumes viennent de paraître.

Que sont les œuvres d’un poète ? Des fragmens de sa vie idéale. Pour en saisir l’ensemble et les bien sentir, il faudrait connaître les détails de la vie réelle où elles se sont produites, le fond d’où elles se détachent harmonieusement. L’existence des poètes n’est pas enroulée,

  1. Remonstrance, after a conversation with lord J. R. in which he had intimatedi some idea of giving up all political pursuits, Mïscellaneous poems.