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En 1775, alors que la révolution commençait, Benjamin Pierce laissa là sa charrue, s’enrôla dans l’armée, assista à la bataille de Bunker-Hill, et fut nommé commandant d’une compagnie. Lorsque la guerre fut achevée en 1785, il acheta un lot de cinquante acres de terre à Hillsborough, dont il fut un des premiers settlers. Là il se bâtit une maison, défricha la terre encore inculte, se maria, et fit ainsi disparaître graduellement autour de lui la stérilité et la solitude. A ses côtés grandirent neuf enfans, fruits de deux mariages successifs. Cependant, même au milieu de ses travaux rustiques, le vieux patriote n’oubliait pas son premier métier de soldat. Le souvenir de cet épisode de sa vie lui revenait toujours à la mémoire et faisait l’orgueil de ses derniers jours. Il avait eu ce bonheur, le plus grand qui puisse arriver à un homme, d’associer à un grand intérêt humain et patriotique les émotions de la jeunesse, l’éclosion des premiers sentimens, les épisodes romanesques du premier âge, toutes ces choses enfin que l’on se rappelle plus tard avec une si douce tristesse, et qui sont l’éternel objet de notre orgueil ou de nos remords. M. Hawthorne raconte à ce sujet quelques anecdotes véritablement touchantes. Un jour, le vieux Benjamin Pierce réunit à sa table tous ses anciens frères d’armes, et le soir, à l’heure de la séparation, il leur adressa de pathétiques paroles. « Nous nous séparons, leur dit-il, tous prêts à partir lorsque nous appellera le roulement funèbre du tambour voilé de crêpe, pour aller rejoindre notre bien-aimé Washington et tous nos autres camarades qui ont combattu et ont été blessés à nos côtés. » Le vieillard eut d’ailleurs l’occasion de prolonger pour ainsi dire jusque dans l’âge le plus avancé ce premier épisode de sa vie, car dès 1786 il fut nommé officier de brigade dans la milice du comté d’Hillsborough, et ne cessa jusqu’à sa mort d’exercer cet emploi et de former à la discipline militaire les jeunes générations. Sous la présidence de John Adams, il refusa un commandement important dans l’armée qu’on levait par crainte d’une guerre avec la république française, ses opinions politiques ne lui permettant pas d’accepter. « Non, messieurs, répondit-il aux délégués de l’état, je suis pauvre il est vrai, et dans toute autre circonstance cette proposition eût été acceptable; mais, plutôt que de prêter mon concours au dessein pour lequel cette armée est levée, je me retirerais dans les montagnes les plus reculées, je me creuserais une caverne, et je vivrais de pommes de terre rôties. » Ainsi il refusa, au nom des principes qui avaient guidé sa vie, d’entrer en guerre avec un gouvernement républicain et une nation qui avait jadis contribué à la naissance des États-Unis. Cette circonstance est peut-être la seule dans laquelle il n’ait pas consenti à servir son pays, car, dès le commencement de la guerre de 1812, il envoya deux de ses fils à l’armée, où son gendre, le général Mac-Neil, servait également. Le vieux patriote mourut en 1839, après avoir été successivement membre de la législature de l’état pendant treize années consécutives et gouverneur du New-Hampshire.

Ce vieux Benjamin Pierce nous suggère une réflexion qui ne s’applique pas seulement aux États-Unis : c’est que les générations du XVIIIe siècle, malgré tous leurs défauts, étaient dans tous les pays bien supérieures aux générations modernes. Nous n’aimons pas assez les hommes du XVIIIe siècle pour avoir le droit d’être injustes à leur égard et pour ne pas reconnaître ce qu’il y avait en eux d’excellent. Ils étaient, à notre avis, les fils dégénérés de leurs