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décorations. Si quelque chose peut démontrer combien les démocrates connaissent peu les hommes en général et les Français en particulier, quand ils prétendent passer le niveau égalitaire sur tous ces signes, c’est la promptitude avec laquelle on y revient au premier moment où on se sent quelque peu libre du joug révolutionnaire. Il faut bien en prendre son parti, et ce ne sont pas même souvent les plus monarchiques de la veille qui montrent le plus d’empressement à prendre le pas. Il y a beaucoup de démocrates qui ont de merveilleuses ressources de conversion ; seulement ce sont les conversions subites, à la saint Paul, qui sont à leur usage, surtout quand ils voient qu’il ne reste plus d’autre moyen. Il en est plus d’un dont la langue ne tourne nullement en employant les titres de sire et de majesté. Le peuple a prononcé ! disent-ils ; ils avaient pourtant bien eu le soin de mettre leur république au-dessus du suffrage universel, mais on ne peut évidemment tout prévoir. Il reste donc toujours un moyen d’éluder la responsabilité de ses actes. Avec ce mot : le peuple a prononcé ! on se lave les mains du passé, et on en est quitte pour rendre les armes après s’en être servi. Mais la société se guérit-elle de même en un jour et par un mot du mal qu’on lui a fait ? Qu’on nous permette de le dire, nous évitons les applications personnelles, qui seraient trop faciles. Nous observons une tendance, nous touchons à un point de l’hygiène morale de notre temps. Il y a des personnes qui se plaisent souvent à considérer les fauteurs de révolution comme les hommes courageux, virils, énergiques par excellence, les seuls qui défendent vaillamment leurs principes. Nous le croyons bien. On marche sur la société comme sur l’ennemi, on jette la dévastation dans les villes, on met aux prises les plus implacables passions ; le sang des victimes innocentes qui meurent pour le devoir rougit le pavé. Si la révolution triomphe, on triomphe avec elle ; si elle est vaincue, le pis qui vous puisse arriver au bout de quelques années, c’est une amnistie. Tout cela tient à ce que les notions de la justice ont subi de nos jours de terribles altérations. Il s’est propagé depuis longtemps cette idée funeste, que les révolutionnaires, — ceux, bien entendu, qui sont pris les mains dans les guerres civiles et qu’une sentence vient frapper, — ne sont point des coupables ordinaires, que la justice ne les regarde pas, que la loi n’est pas faite pour eux, qu’ils sont au-dessus du châtiment, — et les gouvernemens eux-mêmes, sans le vouloir, accréditent souvent cette idée, en se hâtant, dès qu’ils le peuvent, d’effacer, comme on dit, par une amnistie les dernières traces des dissensions civiles. Certes ce n’est point une pensée blâmable chez les gouvernemens, bien qu’elle n’ait pas toujours porté tous les fruits qu’on en attendait. Ce que nous disons ici n’est point essentiellement contre les amnisties, on le comprend, contre les amnisties qui vont s’adresser aux retours vrais et sincères ; encore moins serait-ce contre les adoucissemens désirables là où il n’y a que des mesures administratives exceptionnelles, là où n’y a ni jugement ni condamnation. Ce que nous disons est contre cette étrange idée qui tend à effacer ce mot de coupable là où la justice le prononce, à faire de la vie sociale une bataille où on n’a rien à craindre, si on est vainqueur, et où, si on est battu, on en est quitte pour une soumission, annulant ainsi cette loi supérieure, providentielle, qui attache un châtiment au crime, ou rusant avec l’expiation.

Nous savons bien que ce n’est point par des lois qu’on remédie à cet état moral ; c’est par le rajeunissement des vraies et saines notions de justice